|
n°104 - automne 02
|
|
|
"You talk as if the relationship were between men and condoms and not between men and other men."
"Il semble s'agir, à vous entendre, d'un rapport entre des hommes et des capotes, et non entre des hommes et d'autres hommes."
remarque d'un participant à la Conférence
Cette intervention agacée s'adressait à Yvonne Stevenson (Milwaukee), dont l'exposé portait sur "Sexual and Safer Sex Scripts" parmi les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH)1. Des entretiens ont été effectués avec plus de 300 jeunes hommes (15-25 ans) dans dix villes des Etats-Unis.
Cette contribution, ainsi que la critique qui lui a été adressée, sont relativement typiques d'un grand nombre d'exposés et de présentations de posters proposés à Barcelone dans le domaine de la prévention et du comportement préventif pour et parmi les homosexuels et bisexuels masculins (y compris HSH). Beaucoup de choses avaient déjà été discutées à Vancouver (1996) et à Genève (1998). Cependant, un grand nombre de présentations contenaient des données et/ou des idées nouvelles. Celles-ci provenaient en particulier de Grande-Bretagne, d'Australie et du Canada.Augmentation de l'activité sexuelleC.H. Mercer et coll. ont comparé deux enquêtes représentatives effectuées auprès d'hommes âgés de 16 à 44 ans en Grande-Bretagne2. Alors qu'en 1990 3,6% des hommes interrogés disaient avoir des contacts sexuels avec des personnes de même sexe, ils étaient 5,4% en 2000. Parmi les hommes ayant des contacts sexuels avec des personnes de même sexe, la part de ceux ayant eu un ou plusieurs partenaires sexuels au cours des cinq années précédant l'enquête est passée de 31% à 42%, et la part de ceux ayant pratiqué la pénétration anale au cours de l'année précédant l'enquête est passée de 48% à 64%. Cette tendance, constatée ici dans une enquête représentative, à l'élévation du niveau d'activité sexuelle parmi les homosexuels et bisexuels masculins confirme les résultats obtenus en Grande-Bretagne et ailleurs à l'aide d'enquêtes sur des échantillons ciblés d'homosexuels et bisexuels masculins. De plus, l'enquête britannique semble indiquer une plus grande facilité à répondre à des questions autrefois taboues - un effet secondaire culturel du sida en Europe occidentale et centrale.
D'autres contributions ont montré qu'un niveau plus élevé d'activité sexuelle parmi les hommes ayant des contacts sexuels avec d'autres hommes va de pair avec une plus grande tendance à accepter un risque de transmission du VIH.
C. Hoff et coll.3 ont cité une étude effectuée à New York et San Francisco, selon laquelle une pratique de plus en plus fréquente consiste en une pénétration temporaire sans préservatif. Hoff et coll. appellent cette pratique dipping (lire aussi l'article de Robin Sappe). Les hommes d'origine hispanique ainsi que ceux consommant des drogues pratiquent le dipping plus souvent que la moyenne, disent les auteurs. Mais aucune réflexion n'est proposée sur le contexte dans lequel ces pratiques sont mises en uvre. La conclusion laconique, "Le dipping est un prélude à des rapports anaux non protégés, et il doit être découragé ", ne tient aucun compte du fait que, depuis le milieu des années 1990, le contexte dans lequel s'inscrit le comportement préventif des homosexuels masculins s'est fondamentalement modifié.
La contribution de L. Calzavara et coll. (Toronto)4 était du même acabit. L'étude a constaté qu'un retard d'utilisation du préservatif lors de contacts anaux-génitaux est lié à la prise de poppers, d'alcool, de drogues et à la fréquentation de saunas et de clubs de rencontres sexuelles. Là encore, la conclusion est simpliste : "Les messages de prévention doivent d'urgence réaffirmer qu'il est important d'utiliser le préservatif avant la pénétration." Le fait qu'actuellement, chez la plupart des homosexuels masculins, de tels appels entrent par une oreille et sortent par l'autre, en particulier chez ceux qui, pour une raison ou pour une autre, prennent des risques plus ou moins grands de transmission du VIH, n'a été que trop rarement discuté au cours des sessions dans lesquelles ces études étaient présentées.Stratégies de "sécurité négociée"Comme on a pu le constater à plusieurs reprises depuis la Conférence internationale sur le sida de Vancouver (1996), la logique argumentative des contributions australiennes et britanniques se distinguait souvent de ce mainstream américain. Susan Kippax5 a présenté un rapport sur le recul de l'utilisation régulière du préservatif depuis 1996 parmi les Australiens vivant une relation stable. Elle a proposé une analyse détaillée du contexte de cette modification du comportement préventif. De nombreux couples d'hommes vérifient leur séroconvergence dans le cadre d'une stratégie de "sécurité négociée" ; une part non négligeable de couples d'hommes séropositifs renoncent au préservatif, ou interrompent la pénétration anale avant l'éjaculation. Les couples sérodiscordants élaborent quant à eux des pratiques qui n'excluent pas entièrement le risque de transmission mais diminuent sa probabilité (le dipping par exemple). Kippax utilise à cet égard le concept de "positionnement stratégique". Ces stratégies incluent également la prise en compte de la charge virale dans l'estimation du risque entre les partenaires. Au cours du débat, Peter Keogh (Londres) a parfaitement résumé les résultats de Susan Kippax : "Négocier les différences et les risques ne signifie pratiquement jamais un risque zéro."
Paul van de Ven (comme Susan Kippax, de l'Université de Nouvelles Galles du Sud à Sydney) a complété dans sa contribution6 les résultats de sa collègue. Dans le cas de la pénétration anale avec des partenaires sexuels en dehors de relations stables, l'utilisation régulière du préservatif est également en baisse. En 1996, 16% des hommes dans la région de Sydney déclaraient n'utiliser jamais ou pas toujours un préservatif pour la pénétration anale avec des partenaires occasionnels ; en 2001 ils étaient 35%, donc plus de deux fois plus. Van de Ven a souligné qu'il ne faut pas négliger ce pourcentage, mais que la fréquence des pénétrations anales non protégées en dehors des relations stables est cependant faible comparée à celle qui s'observe au sein des relations stables."Optimisme thérapeutique" et prise de risquesComme on pouvait s'y attendre, les débats sur les raisons de la recrudescence de la prise de risques observée dans toutes les métropoles à forte population homosexuelle (avec des résultats concrets en particulier pour les métropoles du Canada, des Etats-Unis et d'Australie ainsi que pour Amsterdam, Londres et Paris) se sont concentrés sur la supposition d'un "optimisme thérapeutique" en raison des possibilités de traitement antiviral (lire aussi l'article d'Anne Laporte). Tandis que Thomas Coates, du Center for AIDS Prevention Studies de San Francisco, qui dirigeait la session "Effects of HIV Treatment (ART) on HIV Prevention", semblait ne prendre en compte que l'optimisme thérapeutique comme explication de la recrudescence des comportements à risque, Jonathan Elford et coll.7 étaient beaucoup plus prudents, et présentaient les résultats d'une enquête montrant que l'augmentation des comportements à risque est statistiquement indépendante de l'optimisme à l'égard des nouvelles thérapies (lire page 52).
Kevin Craib (Vancouver) a comparé des données internationales en provenance de Sydney et Melbourne, Vancouver, Londres et Paris et est arrivé à des conclusions analogues : "En 2000, une minorité de gays résidant dans des villes australiennes, canadiennes, ou européennes, se montraient optimistes sur la question du VIH, en raison des avancées thérapeutiques. S'il y avait un lien entre cet optimisme et des comportements sexuels à haut risque, il restait limité, et aucune relation de cause à effet ne pouvait être établie... Il est peu probable que cet optimisme seul puisse expliquer le récent développement de comportements sexuels à haut risque dans ces pays"8. Les autres facteurs susceptibles de faire diminuer l'"observance du sexe à moindre risque" n'ont été abordés ni par Elford ni par Craib. Mary Lou Miller (Vancouver) s'est attachée à cette question dans l'analyse de 26 entretiens qualitatifs. Pour les modes de vie des jeunes gays qu'elle a interrogés, les dimensions de l'intimité (psychique et physique), la stigmatisation sociale encore liée à l'homosexualité, l'expérience de l'homophobie et l'usage de drogues sont autant de facteurs qui lui ont semblé plus lourds de conséquences que l'optimisme thérapeutique dont on entend tant parler9 (lire page 53)."Ancien" et "nouveau" sidaLa distinction introduite par Martin Dannecker dans le débat allemand entre "ancien" et "nouveau" sida, qui implique un faisceau de facteurs beaucoup plus complexe dans une perspective psychosociale et psychosexuelle, n'a pratiquement pas été prise en compte lors de la Conférence. Les contributions de Michael Hurley et coll. (Melbourne) et de Barry Adam (Windsor, Canada) faisaient exception à cette règle. M. Hurley10 a critiqué le débat sur la recrudescence des comportements à risque des hommes gays en disant que la dynamique de la sexualité gay telle qu'elle est vécue nécessite une nouvelle définition du sexe à moindre risque. Il voulait principalement par là faire une distinction entre la pénétration anale non protégée (unprotected) et la pénétration anale à risque (unsafe). Il a réclamé pour les rapports sexuels non protégés entre hommes testés séropositifs une nouvelle terminologie, n'utilisant pas les concepts de barebacking et de "débordements sexuels", de même pour les rapports sexuels non protégés entre hommes testés séronégatifs : "Il y a une disparité entre l'environnement politique et la culture sexuelle des gays séropositifs". Autant la polémique de Hurley contre la "démonisation" de la sexualité des hommes séropositifs se distinguait-elle agréablement des contributions figées dans la rhétorique orthodoxe du sexe à moindre risque des années 1980, autant son analyse laissait-elle sur sa faim dans la mesure où elle n'abordait pas les rapports sexuels entre hommes sérodiscordants et les nouvelles infections en résultant.
Barry Adam (Windsor, Canada) a radicalisé dans son intervention11 les questions soulevées par Michael Hurley. Il a été le seul au cours de la Conférence à mettre en garde contre les pièges sémantiques dissimulés dans le débat sur l'"optimisme thérapeutique". D'après lui, l'optimisme dans le domaine du sida est en train de devenir une sorte de "boîte noire" censée contenir toutes les réponses aux questions sur les modifications de comportement des homosexuels masculins. Contrairement aux approches dominantes dans la recherche socio-épidémiologique en Amérique du Nord, il a souligné le fait qu'en plus des pauvres, des mal informés, des imprudents et des drogués, il ne fallait pas oublier les bien informés menant une vie "saine" et prenant des risques en dépit de leur capital socio-culturel. D'après lui, la plupart des analyses factorielles proposées ne suffisent pas à expliquer le contexte complexe du comportement à risque, et ce d'autant moins qu'elles bercent les hommes qui ne sont ni pauvres, ni consommateurs de drogues, ni membres d'une minorité ethnique dans l'illusion qu'ils ne sont plus concernés par la dynamique de l'épidémie. Il a été le seul dans l'ensemble de la Conférence à analyser la perception sociale du comportement à risque des homosexuels masculins de la façon suivante : "Vilipendés comme des pestiférés au milieu des années 1980, les homo- et bisexuels des pays industrialisés ont réservé un succès si remarquable aux messages de "safer sex" dans les années 1990 qu'ils en sont pour ainsi dire devenus les "good boys" de l'épidémie. Cette nouvelle respectabilité pourtant se montre de courte durée à l'aube du xxie siècle, alors que le nombre des nouvelles infections remonte dans les zones urbaines d'Europe, d'Amérique du Nord et d'Australie."
Barry Adam n'a pas présenté de solutions toutes faites pour l'avenir de la prévention du VIH/sida parmi les gays dans les pays riches d'Amérique du Nord et d'Europe. Mais il a eu le mérite de s'attaquer au discours figé de la communauté scientifique (en tout cas dans les sciences sociales).
Tout semble indiquer que les gays remplacent leurs stratégies destinées à éviter le risque par des stratégies de minimisation ou de réduction du risque12. La prise en compte de la charge virale de la personne ou de celle de son partenaire semble jouer un rôle fondamental au sein de cette stratégie. Les conclusions qui découlent de cette situation en matière de stratégies de prévention n'ont pas été tirées lors de la XIVe Conférence internationale sur le sida à Barcelone.Nous remercions Sida Info Doc Suisse pour l'aimable autorisation de reproduire ce texte paru dans INFOTHEQUE SIDA 04/02
1 - Stevenson L.Y. et al.,
"Sexual and safer sex scripts among young men who have sex with men",
TuOrE1241.
2 - Mercer C.H. et al.,
"Changing patterns of homosexual partnership in Britain : evidence from the 1990 and 2000 National Surveys of Sexual Attitudes and Lifestyles (Natsal)",
TuOrC1145.
3 - Hoff C.C. et al.,
"Dipping is a problem among HIV-positive men who have sex with HIV-negative and unknown status partners",
TuOrD1196.
4 - Calzavara L. et al.,
"Reconsidering condom use : what MSM are saying about delayed application of condoms. Results of the Polaris HIV seroconversion study",
TuOrD1197.
5 - Kippax S.,
"Taking medicine in (to) sexual practice",
WeOr206.
6 - Van de Ven P. et al.,
"Increasing proportions of Sydney gay men never use condoms for anal intercourse with regular partners",
ThOrD1491.
7 - Elford J. et al.,
"High risk sexual behaviour increases among London gay men between 1998-2001 : what is the role of HIV optimism",
ThOrD1450.
8 - Craib K. et al.,
"HIV treatment optimism among gay men : an international comparison",
MoPeD3697.
9 - Miller M.L. et al.,
"Reflections on the concept of HIV treatment optimism by young gay men in the context of rising HIV incidence in Vancouver",
ThOrD1454.
10 - Hurley M. et al.,
"HIV positive gay male sex requires new policy and education environments",
ThOrE1500.
11 - Adam B.D.,
"Rising HIV rates in major cities :"Aids optimism", semiotic snares, and the biomedical subject"
ThOrE1498.
12 - Bochow M.,
"Has AIDS become a "normal" disease for gay men ? ",
MoPeD3544.