![]() Réduction des Risques Usages de Drogues |
Le projet Erli se situe entre les programmes d’échanges de seringues et les salles de consommations à venir. Si ses résultats peuvent être un argument de poids dans le débat qui se poursuit, ses observations sont dès aujourd’hui utiles à tous les praticiens de la réduction des risques. Marie Debrus, de Médecins du Monde, retrace l’histoire de sa mise en place et apporte un éclairage nouveau sur les injections de Skenan .
Le projet Erli a débuté en milieu festif avec la mission Rave de Médecins du Monde (MdM) particulièrement engagés sur la question de l’injection. Son extension en milieu urbain sous l’égide du Caarud Sida Paroles, financé par le Plan régional de santé publique (PRSP), se heurte aux autorités, qui refusent l’injection de produits apportés par les usagers. MdM reprend alors le projet, fin 2009, en s’appuyant sur Gaïa à Paris et Sida Paroles à Colombes.
Les deux populations rencontrées, le contexte et les actions développées par ces deux structures ainsi que les questions et difficultés liées à la mise en place d’un projet expérimental y sont très différents.
A Paris
Le travail de partenariat avec Gaïa se concentre principalement sur le terrain de son programme d’échange de seringues à la gare du Nord et à la gare de l’Est. Le public rencontré y est particulièrement varié : des jeunes usagers venant du milieu festif, vivant en squat ou chez leurs parents, sans emploi pour la plupart et qui font la manche dans le métro, des usagers originaires des pays de l’Est, des usagers déjà fixés depuis des années sur les scènes de consommation du Nord Est parisien ou des usagers insérés qui travaillent et injectent chez eux.
L’équipe fait face à des demandes récurrentes d’usagers en difficulté pour trouver leurs veines ou, pour les usagers les plus précaires, d’un espace pour shooter plus tranquillement à l’abri des regards. Une partie des usagers consomment sur place autour de la gare du Nord, dans les parkings, les sanisettes ou simplement cachés derrière un muret. Entre les flics en civil, les patrouilles de police en voiture ou à vélo et les équipes de sécurité ferroviaire, la pression ne manque pas. Le travail de la mission Erli a concrètement commencé en janvier 2011 avec une première permanence commune Caarud Gaïa Paris – Erli le mercredi soir puis une seconde, le lundi soir, à partir de juillet.
Notre principale difficulté réside dans le temps très court que nous octroient les usagers qui viennent chercher du matériel. Ils sont «speed» et ne sont pas près à discuter longtemps facilement. Néanmoins, ce public vient exclusivement pour chercher du matériel d’injection ou des pipes à crack. Son intention est claire et affichée, nous facilitant la tâche pour présenter le projet et le proposer aux usagers. Ils se montrent intéressés. Jusqu’à présent, une quarantaine de personnes sont suivies à Paris, ils injectent principalement du Skenan (sulfate de morphine).
A Colombes
Le projet Erli est venu compléter la palette d’outils de la boutique ouverte du lundi au vendredi de 11h à 16h. La configuration en boutique est bien différente. Le public est constitué d’habitués qui viennent et connaissent le lieu depuis plusieurs années, issus pour la plupart de milieux socio-économiques difficiles, en majorité immigrés d’Afrique du Nord. La moyenne d’âge oscille entre 35 et 45 ans. Tous ont un passé ancien de consommation de produits.
Des injections dans les toilettes
Le Caarud est un lieu d’accueil où le matériel est distribué mais les usagers y viennent surtout pour avoir des conseils sur l’orientation vers des structures de soins pour la substitution, l’accès au logement ou à un travail ou tout simplement pour se poser. La consommation est peu discutée, elle ne fait pas partie des questions prioritaires.
Comme le précisait le rapport d’activité 2009, la boutique peut ainsi incarner dans un premier temps un espace protégé de l'obligation de s'engager, de l’injonction de réinsertion. Comment alors travailler la question de la RdR liés à l’injection sans aller à l’encontre de cette envie de se poser et en respectant la volonté des usagers ? Pourtant et comme dans la plupart des boutiques, des injections ont lieu au sein même de la structure. Ces pratiques d’injection cachées se tiennent souvent dans les toilettes, un espace qui est loin d’être adapté à de telles pratiques. Ces dernières sont souvent réfutées par les usagers eux-mêmes. Comment faire pour sortir de la clandestinité et ouvrir un espace de parole autour de la pratique de l’injection ? Comment profiter de la situation pour amener l’usager vers l’infirmerie et transformer cette question en travail éducatif ? La situation n’est pas aisée car ce n’est pas l’usager qui est demandeur d’un soutien à l’injection, mais l’intervenant qui suggère une alternative à une situation qu’il tente d’améliorer. Il s’agit donc de créer l’envie de modifier ses pratiques, une tâche bien difficile.
La dynamique de travail est donc très différente d’un lieu à un autre. Le turn-over est relativement important sur le Caarud de Gaïa Paris avec une file active de1000 à 1500 personnes rencontrées aux alentours des gares. A l’inverse, le Caarud Sida Paroles accueille une file active bien connue dont les habitudes sont particulièrement difficiles à modifier. Sur une centaine de personnes venant à la boutique durant l’année, une trentaine pratique l’injection, principalement de cocaïne ou d’héroïne. Le travail de RdR y paraît plus laborieux.
Quel que soit le terrain et le public rencontré, il est primordial de rappeler que le projet Erli ne répond pas à une situation d’urgence, il s’agit d’un travail de fond, de qualité. Il faut donc accepter que certains usagers ne rentrent pas immédiatement dans le programme Erli mais pourront l’intégrer plus tard.
L’injection de Skenan interroge la RdR
La majorité des usagers rencontrés sur Paris s’injectent du Skenan, sulfate de morphine à libération prolongée. Ce choix s’explique, entre autres, par la présence d’une héroïne de mauvaise qualité et dont la pureté en héroïne est très aléatoire. De plus, le Skenan est accessible au marché noir à des prix raisonnables. Avec le Skenan, même s’il ne s’agit pas d’un produit destiné à l’injection qui présente des risques, la personne sait ce qu’elle injecte.
Ce médicament est initialement utilisé pour les douleurs intenses lors de pathologies lourdes telles que les cancers. Son administration se fait par voie orale et n’est évidemment pas destinée à l’injection. Le médicament se présente sous forme de gélules contenant des granules de morphine enrobés pour assurer une libération prolongée. Les excipients utilisés pour ces granules rendent le mélange avec de l’eau plutôt pâteux et sont néfastes pour les veines1.
Pour réduire les risques liés à cette pratique, les intervenants de RdR conseillent jusqu’à présent aux usagers, de bien écraser les billes, de mélanger à l’eau froide et de filtrer la préparation à l’aide d’un Stérifilt. Mais force est de constater que ce message n’est que trop rarement suivi par les usagers. Nous nous sommes interrogés sur la raison de cette résistance. Ainsi en discutant avec les personnes, celles-ci déclarent :
- Qu’il est trop difficile de filtrer la préparation avec le Stérifilt (soit les personnes chauffent la préparation qui en devenant pâteuse ne peut plus être filtrée avec un Stérilfilt, soit à froid elles ne calent pas correctement le Stérifilt au fond de la cuillère et aspirent trop vite la préparation).
- Qu’elles n’ont pas le temps d’écraser correctement les billes qui sont particulièrement difficiles à écraser. Chauffer leur préparation est plus rapide.
- Qu’elles ne ressentent pas le même effet lorsqu’elles ont utilisé le Stérifilt et qu’elles n’ont pas chauffé leur préparation (effet moins fort et perte d’une sensation de grattage très appréciée).
Les usagers ne sont pas convaincus et ne voient donc aucun avantage à utiliser le Stérifilt et à suivre les recommandations des professionnels.
La mission Erli a alors contacté la mission XBT de Médecins du Monde (mission de développement de l’analyse des drogues). Avec la collaboration de celle-ci, nous avons alors effectué une recherche bibliographique afin de mieux cerner les informations disponibles sur le sujet. Nous avons constaté que très peu de travaux ont été réalisés. Une des rares études indiquerait qu’une préparation à froid aboutirait à une moins grande quantité de morphine en solution qu’une préparation à chaud et soutiendrait le point de vue des usagers. Avec la mission XBT, il nous a ainsi semblé intéressant de vérifier si les arguments avancés par les usagers et les résultats de cette étude se confirmaient.
De tels résultats nous amèneraient à changer radicalement nos messages de RdR. Pour ce faire, il faudrait comparer les différentes techniques de préparation de Skenan et mesurer la quantité de morphine réellement présente dans la seringue avant l’injection. La mission XBT a accepté de réaliser quelques mesures et de s’investir sur ce dossier. Les premiers résultats de ce travail et de cette réflexion sont attendus pour 2012.
Remerciements à Pascal Perez, initiateur du projet, Valère Rogissart, Elisabeth Avril, qui ont contribué activement à la concrétisation du programme.
Mail : marie.debrus@medecinsdumonde.net
LE PROJET ERLI
OBJECTIFS
Objectif stratégique
Réduire la mortalité et les morbidités liées à l’injection de drogues par voie intraveineuse (en particulier vis-à-vis du VHC)
Objectifs d’intervention
> Favoriser l’ouverture d’un dialogue et entrer en contact avec les usagers
> Promouvoir la santé des consommateurs, renforcer leurs capacités à adopter des comportements de prévention :
- Améliorer leurs connaissances concernant les risques liés à l’injection
- Agir sur leurs représentations et faire évoluer leur perception des risques
- Promouvoir l’utilisation d’autres modes de consommation à moindre risque que l’injection (renoncement à l’injection, recours au sniff, à l’inhalation, accompagnement de l’usager à l’arrêt de sa consommation, inscription
dans un traitement de substitution non injecté, etc.)
> Repérer les pratiques à risque et les facteurs de vulnérabilité en assurant une veille sur les pratiques, les produits et les modes de consommation
> Favoriser le recours aux soins
> Témoigner de l’utilité d’une éducation pratique aux risques liés à l’injection à partir d’une évaluation issue de l’expérience de terrain
MODALITÉS D’INTERVENTION :
UN PROGRAMME D’ÉDUCATION À LA SANTÉ
Une approche éducative individuelle théorique et pratique où l’usager utilise le produit qu’il consomme habituellement sur la base d’un protocole explicite avec les usagers (procédure d’inclusion, règles à observer, acceptation du processus d’évaluation). Un travail éducatif réalisé auprès de différentes populations d’usagers sur des territoires d’intervention variés, à partir de dispositifs existants (Caarud Sida Paroles dans le 92 et Caarud / Csapa Gaïa Paris).
Concrètement ?
- Le consommateur réalise son injection devant deux intervenants (binôme composé d’un infirmier et d’un éducateur à la santé qualifié aux gestes de premier secours)
- Les intervenants analysent la pratique, soulignent les risques à chaque étape et rappellent les bonnes pratiques
- Les intervenants n’injectent pas (ne poussent pas sur le piston, n’introduisent pas l’aiguille dans la veine de l’usager et ne posent pas ou ne tiennent pas le garrot ni aucun autre matériel), disposent d’un brevet de secouriste et de moyens d’intervention rapide.
1 McLean S, Bruno R, Brandon S, de Graaff B.
Effects of filtration on morphine and particle content of injections prepared from slowrelease oral morphine tablets. Harm
Reduction Journal. 2009; 22 (6): 37.