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En France, les années 1980 ont été le moment dune remise en cause profonde des modes de gestion de lentreprise, jugés de plus en plus inadaptés aux nouvelles orientations de léconomie : flexibilité et concurrence mondialisée. Dans le discours des dirigeants dentreprises et dadministrations, le terme de "modernisation" devient un mot dordre obligatoire. Il sagit alors délaborer dautres modèles dorganisation et de fonctionnement afin de sortir des traditions professionnelles et managériales établies notamment durant la période des "trente glorieuses".
Flexibilité et individualisation
La flexibilité du travail est aujourdhui devenue la forme la plus caractéristique de lemploi actuel1. Les stratégies de "flexibilisation" (ou la "chasse aux rigidités") prennent une forme originale dans chaque pays et empruntent des voies variées selon lhistoire même des relations de travail, les spécialisations industrielles et le type dinsertion sur les marchés mondiaux2. Dans la pratique, et au-delà de la communauté du terme, la flexibilité, repose sur des formes très différenciées. Lors de nos investigations, nous en avons relevé plus spécialement une liée principalement à la redéfinition des liens de subordination.En effet, la plupart des actions liées à la "ré-organisation" du travail, à la "re-formation" des salaires et à la "ré-écriture" des aspects institutionnels tenant au droit du travail, aux clauses de la convention collective et au statut, semblent être censées se traduire par :
- une "aptitude" systématique des individus à changer de postes de travail et à maîtriser divers segments dun même processus productif ;
- une recomposition de postes et de fonctions faisant appel à de "nouvelles" formes de valorisation du travail liées à la compétence (savoir-être) ou à la polyvalence plutôt quà la qualification (savoir-faire) ;
- des salaires liés aux résultats de lentreprise, de léquipe ou aux performances individuelles ;
- une atténuation du rôle des organisations syndicales dans lentreprise et de largument de parité entre les différents agents.Toutes ces différentes actions participent inévitablement à la mise en oeuvre de politiques dindividualisation. Pour D. Linhart3, les politiques dindividualisation vont créer les conditions radicales au détachement des salariés avec leurs "collectifs dappartenance". En privilégiant la dimension individuelle, elles minimisent par-là même la place des collectifs de travail pour aboutir à une revalorisation de la personne aux dépens dun collectif dont lessence même sarticule autour dune "certaine notion dégalité" et de "communauté de destins". Sous cet angle, lensemble de significations partagées est remis en cause puisque le lien social ne se fonde plus autour du collectif de travail, dune espérance de promotion collective ou encore dune réaction commune autour de projets mobilisateurs. Le modèle de la performance ne semble pas pouvoir sappliquer uniformément à un ensemble dindividus, mais à chacun deux pris individuellement.
Les individus ont donc plus que jamais "intérêt" à sinvestir, au-delà de leurs capacités physiques, dans leur emploi dautant que les formes du travail salarié se précarisent. A suivre cette pensée managériale, il semble, selon Y. Clot4, que les compétences des individus aujourdhui se mesurent largement à laune de leur disponibilité à légard de lentreprise. Ainsi, les nouvelles logiques de flexibilité, exigées au titre dune "compétence" obligatoire, semblent déplacer fondamentalement les enjeux subjectifs du travail sur le terrain de la reconnaissance psychologique. Dans ce cadre, les stratégies managériales présentent de plus en plus une "sur-prescription psychique du travail et des devoirs" des individus.
Ainsi, pour E. Enriquez5, limpératif de la performance individuelle modifie largement les "jeux du pouvoir et du désir dans lentreprise". Il est aujourdhui généralement demandé à chaque individu "de devenir un battant, un héros, une personne radar capable de sadapter à toutes les circonstances, et on demande à des populations entières de navoir plus que la réussite économique et personnelle comme mot dordre. La conclusion est nette : ceux qui peuvent sadapter à une société guidée par ces valeurs sont assurés dêtre reconnus comme sujets et de participer comme citoyens au fonctionnement de la société. Les autres devront se contenter (dans les sociétés occidentales) de formes de travail subalterne ou encore finiront par appartenir à la catégorie des disqualifiés sociaux (assistés sociaux ou marginaux)".
Quest-ce que la logique compétence versus performance ?
Cest une légitimation nouvelle du savoir, mesuré à laune de la compétence, est généralement présentée comme une volonté managériale pour permettre une appréciation plus équitable de la valeur de chacun.Le modèle de la qualification a, en effet, longtemps constitué, à travers les classifications dans les entreprises, un ordre social se traduisant par une hiérarchisation relativement explicite des pouvoirs déterminés par le niveau de qualification (le diplôme) et lancienneté (lexpérience). Face, toutefois, aux nouvelles contraintes économiques rendant les organisations "plus complexes", "plus instables" et "moins lisibles", ce modèle est peu à peu apparu comme étant inadapté a priori pour répondre aux exigence dune organisation plus réactive6. Cest donc essentiellement sous couvert de cette déstabilisation économique, quémerge alors le modèle de la compétence. Echappant aux politiques publiques, celui-ci peut donc être appréhendé comme étant un concept opératoire en gestion "dans la mesure où elle (la compétence) sert à repenser la contribution des salariés à la performance de lentreprise, à conformer leurs comportements à de nouvelles normes daction, à définir de nouvelles formes de coopération et déchange" 7.
Suivant cette logique, la compétence "sadjoint alors à la signification suivante : décentraliser une partie du pouvoir de décision auprès des équipes de base pour quelles puissent répondre à la montée en complexité des performances"8. A travers cette perspective "compétence", apparaît donc une idée supplémentaire par rapport à celle de la qualification qui est celle de la : "responsabilité du salarié à légard du résultat. La qualification oblige lintéressé à faire conformément aux règles de métier, aux habitudes ou aux principes. La compétence dit, au contraire, que le salarié a une obligation de résultat et pas seulement une obligation de moyen"9. La finalité de lactivité de travail ne réside donc plus seulement dans la stricte obéissance des consignes mais également dans la capacité des individus à mobiliser des comportements exacerbant leur autonomie, leur responsabilité, leur réactivité, etc.
Prescriptions managériales et défenses adaptatives
De fait, les nouvelles prescriptions managériales sur le travail peuvent dans ce quelles demandent de défenses adaptatives, "gauchir lorganisation mentale du sujet jusque dans sa construction érotique, ses relations affectives avec les enfants et le conjoint"10. Il ne sagit plus dafficher son "savoir faire", mélange de qualifications techniques et de force physique, mais de prouver son "faire valoir", mélange de compétences multiples et de force virtuelle. La généralisation des rapports marchands et de la mise en concurrence entre les personnes, la multiplication des nouvelles méthodes de management et dévaluation du travail supposent donc plus que jamais lacceptation des adaptations nécessaires aux innovations et au changement, et contribuent dautant à accentuer plus ou moins la dépendance aux substances psychoactives.De plus, cette nouvelle forme de prescription managériale enjolive, voir sacralise même, la notion de performance : "ce terme magique qui fleurit dans la culture du temps présent"11. Et, à suivre Marcel Bolle de Bal, la performance va bien de pair avec la notion de "flexibilité", "cheval de Troie idéologique" du néolibéralisme, parée de toutes les vertus économiques, sociales et politiques (débureaucratisation, stimulation de lemploi, autonomie des individus et des groupes, liberté). Le problème étant ici soulevé, quelle sapparente également à lidée de dérégulation notamment en ce qui concerne la fixation et lindividualisation des salaires : "La liaison de la rémunération à la performance participe ainsi à la production dune société nouvelle et à la reproduction de la société actuelle : tel est le sixième double jeu, le double jeu essentiel qui synthétise et résume tous les autres. Elle acculture les travailleurs aux normes de la société industrielle, renforce celle-ci tout en la produisant dans sa dynamique reproductive. Elle constitue une technique de gestion permettant de réaliser les valeurs contradictoires des sociétés industrielles développées : la compétition, lindividualisme, la productivité (valeurs chères aux Américains), la coopération, la solidarité, la participation (valeurs défendues par les pays socialistes, et pratiquées par ces Japonais qui fascinent tout le monde). Mais par-delà ces valeurs liées à l épopée industrielle, elle joue un rôle culturel aux multiples facettes : déliante et reliante, régulatrice et dérégulatrice, quantitative et qualitative, équitable et inégalitaire, matrice dindépendance et dinterdépendance, elle reproduit le modèle dune logique aliénante tout en produisant les conditions du dépassement de celle-ci. Elle produit et reproduit des individus reproducteurs et producteurs. Multiples sont ses enjeux et ses doubles jeux, multiforme se devine son avenir."11
Dautant que dans son sens strict, la notion de performance12 se traduit en un résultat chiffré dans une perspective de classement et hiérarchisation, par rapport à soi ou aux autres. Lappréciation de la performance se construit donc au regard dun référentiel, dune échelle de mesure. Elle comprend également une dimension de victoire acquise ou de réussite remarquable.
Doù un questionnement a priori plutôt naïf : quel lien peut-il y avoir entre santé et travail, ou encore entre santé et flexibilité, santé et logique compétence, ou encore entre santé et nouvelles formes dinjonction à la performance ?
Une mutation des comportements par rapport à la prise de stimulants
Fin des années 1990 et début des années 2000, nous avons mené des recherches visant à comprendre comment les salariés vivaient ces transformations. Ainsi, ce qui dominait dans les entretiens que nous avons menés, cétait linquiétude et le désarroi de la plupart dentre eux (jeunes ou moins jeunes) en réponse à ce qui se passait au sein de leur monde professionnel. Quels que soient les champs abordés (le travail, les trajectoires personnelles et professionnelles, la modernisation et lentreprise dans son devenir), nous avons entendu des opinions plutôt négatives.Cest surtout dans les derniers entretiens que nous avons pu constater, alors que cet enjeu ne fût pas au coeur de nos protocoles denquêtes, des mutations dans les comportements des agents par rapport à la prise de stimulants divers. Lors dentretiens, une expression commune sest manifestée autour de la nécessité croissante pour les salariés rencontrés de recourir à des substances psychoactives.
Les réitérations devenues de plus en plus fréquentes, au fur et à mesure de nos rencontres avec les agents, concernant léventualité dune prise de substance "pour tenir le coup" et "être en forme le matin au boulot" (avec la prise dantidépresseur souvent associée à celle dun somnifère), "pour entrer ou sortir du travail" (le fameux "pot après le boulot"), etc., sont autant déléments qui nous ont porté à réorienter progressivement notre objet : de létude de lusage et des abus de psychotropes - vue sous langle dune anomie sociétale - à létude, de ce que nous avions qualifié, de "rites daccoutumance" vue sous langle dune régulation sociale.
Cette tendance semblerait résulter dun processus contradictoire dinjonctions qui oblige à lenrichissement des compétences suscitant linitiative constante des salariés, dans un contexte de flexibilité, paradoxalement de plus en plus normatif. Lexpression dune consommation "quasi-obligatoire pour continuer" apparue dans une cohorte de travailleurs, avec qui nous étions en relation a été pour nous lélément clé qui nous a incité à nous lancer, sous un mode nouveau, dans la recherche dune compréhension des rapports entretenus entre lindividu et ses collectifs dappartenances.
Déterminants sociaux et conduites addictives
Si "lusage de psychotropes illicites par des personnes intégrées à un milieu professionnel constitue un champ de recherche très récent en France"13, il semble toutefois que la consommation de substances psychoactives en milieu de travail est une problématique aujourdhui de plus en plus reconnue.Or, au sens commun, la consommation plus ou moins régulière de substances psychoactives apparaît comme dérivant dun acte personnel impliquant lindividu, et lui seul, face à sa situation de travail. Nos recherches, antérieures et actuelles, et les rencontres quelles ont suscitées, nous ont amené, a contrario, à retenir comme hypothèse le rôle capital des déterminants sociaux sur les conduites addictives : la décision a priori individuelle revêtant un caractère "récurrent" et "collectif" lourd dun sens sociétal.
Partant dune analyse des représentations dominantes dans la sphère du travail qui exacerbent les modèles sociaux de la performance/compétence et envahissent les autres espaces de la vie sociale, nous avons ainsi cherché à mettre en évidence les processus sociaux qui mènent à la prise plus ou moins régulière de substances psychoactives et, parfois même, à leurs polyconsommations.
Ces processus sociaux résultent, selon nous, de la tension permanente existant entre différents modèles identitaires : professionnels, familiaux et sociaux. Dès lors, les individus cultivent dans un compromis précaire des attitudes dengagement et de retrait. Le recours à divers types de psychotropes facilitant les passages délicats entre les espaces de la vie quotidienne où lindividu se met en représentation sociale.
Des pratiques liées à des modes obligatoires de socialisation
La référence au caractère "dangereux" du produit abusivement consommé, parce qualtérant lindividu et sa relation aux autres, occulte une dimension importante : la consommation abusive dun produit autorise aussi lintégration de lindividu dans un groupe en favorisant sa relation aux autres !Les prises de substances psychoactives, diversifiées en nature et en fréquence, pourraient alors traduire, pour un même individu, tout autant des pratiques liées à des modes obligatoires de socialisation aux modèles sociaux dominants que des pratiques liées à des modes de résistance ou de déviance à ces mêmes modèles. Lusage de psychotrope, par son effet "positif", sert particulièrement bien le milieu professionnel dans le cadre de sa logique compétence.
Au sein de ce processus, ces rituels participent à la fois à lintégration des individus/usagers dans des groupes sociaux et à la régulation de leurs comportements. Si lintégration est le thème le plus complètement développé par E. Durkheim, lanalyse du processus de régulation est par contre bien moins achevée14. Pour autant, Durkheim mobilise dans sa théorisation de la régulation sociale des concepts qui nous paraissent particulièrement éclairants dans la compréhension du phénomène de laddiction15. Ces derniers structurent notre double interprétation du phénomène :
1. La consommation de psychotropes apparaît comme le résultat dune "modération des passions, des désirs et des appétits infinis des individus" en vue dassurer finalement de "la cohésion sociale" ;
2. La consommation de psychotropes pose à la fois les questions de la "normalité et du caractère pathologique du phénomène", lidée étant quune société prescrit des normes et valeurs contradictoires : valorisant "lexcès dintégration" et autorisant dans une certaine mesure la consommation de certains psychotropes (et pénalisant lusage dautres substances) sans justifier sa discipline afin quelle soit "considérée comme juste par les peuples qui y sont soumis". Or, parce que cette réglementation est "destinée à contenir les passions individuelles, il faut quelle émane dun pouvoir qui domine les individus ; mais il faut également que ce pouvoir soit obéi par respect et non par crainte".
Ne peut-on pas dès lors postuler lexistence dun malaise dans la civilisation qui, loin de faire apparaître le recours aux psychotropes comme un problème récurrent lié à des populations marginales, linstituerait comme un signe commun propre à lexaspération de tensions multiples touchant le plus grand nombre ?
1 Stroobants M, Sociologie du travail, Nathan "128", 1993
2 Boyer R, La flexibilité du travail en Europe, La Découverte, "Economie critique", 1986
3 Linhart D, La modernisation des entreprises, La Découverte, "Repères", 1994
4 Clot Y, Le travail sans hommes ? pour une psychologie des milieux de travail et de vie, La Découverte, 1995
5 Enriquez E, Les jeux du pouvoir et du désir dans lentreprise, Desclée de Brouwer, "Sociologie clinique", 1997, p. 118-119
6 Piotet F, "Compétences et ordre social", in Réfléchir la compétence. Approches sociologiques, juridiques, économiques dune pratique Gestionnaire, Octarès Ed., 2003
7 Dietrich A et Pigeyre F, La gestion des ressources humaines. La Découverte, "Repères" ; 2005, p. 101
8 Zarifian P, Le modèle de la compétence. Liaisons, 2004, p. 28
9 Reynaud JD, "Le management par les compétences : un essai danalyse". Sociologie du travail, no 43, 2001, p. 15
10 Peze M, "Corps érotique et corps au travail : les hommes de métier", en référence à Dejours C, "Le masculin entre sexualité et société", Adolescence, Editions du GREUPP, n° 6, p. 89-116
11 Bolle de Bal M, "La rémunération à la performance : enjeux et doubles jeux", Travail et société, vol. 4, 1990
12 Le terme performance apparaît au XVe siècle, en anglais, "to perform", il signifie à la fois laccomplissement dun processus, dune tâche avec les résultats qui en découlent et le succès que lon peut y attribuer. En entreprise, la notion de performance a donc une capacité à absorber plusieurs traductions : économiques (compétitivité), financière (rentabilité), juridique (solvabilité), organisationnelle (efficience) ou encore sociale.
13 Fontaine A, Usages de drogues et vie professionnelle, Recherche exploratoire, OFDT, juillet 2002
14 Steiner P, La sociologie de Durkheim, La Découverte, "Repères", 1994-1998
15 Durkheim E, Le suicide, étude de sociologie, PUF, 1897