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SWAPS nº 58

vers sommaire

La cocaïne au travail

L'usage de drogues, au service de l'exigence de la performance ?

par Djaouida Séhili, sociologue du travail, Laboratoire GTM (Genre, travail et mobilités), CNRS, Iresco/Paris

En France, les années 1980 ont été le moment d’une remise en cause profonde des modes de gestion de l’entreprise, jugés de plus en plus inadaptés aux nouvelles orientations de l’économie : flexibilité et concurrence mondialisée. Dans le discours des dirigeants d’entreprises et d’administrations, le terme de "modernisation" devient un mot d’ordre obligatoire. Il s’agit alors d’élaborer d’autres modèles d’organisation et de fonctionnement afin de sortir des traditions professionnelles et managériales établies notamment durant la période des "trente glorieuses".

Flexibilité et individualisation
La flexibilité du travail est aujourd’hui devenue la forme la plus caractéristique de l’emploi actuel1. Les stratégies de "flexibilisation" (ou la "chasse aux rigidités") prennent une forme originale dans chaque pays et empruntent des voies variées selon l’histoire même des relations de travail, les spécialisations industrielles et le type d’insertion sur les marchés mondiaux2. Dans la pratique, et au-delà de la communauté du terme, la flexibilité, repose sur des formes très différenciées. Lors de nos investigations, nous en avons relevé plus spécialement une liée principalement à la redéfinition des liens de subordination.

En effet, la plupart des actions liées à la "ré-organisation" du travail, à la "re-formation" des salaires et à la "ré-écriture" des aspects institutionnels tenant au droit du travail, aux clauses de la convention collective et au statut, semblent être censées se traduire par :
- une "aptitude" systématique des individus à changer de postes de travail et à maîtriser divers segments d’un même processus productif ;
- une recomposition de postes et de fonctions faisant appel à de "nouvelles" formes de valorisation du travail liées à la compétence (savoir-être) ou à la polyvalence plutôt qu’à la qualification (savoir-faire) ;
- des salaires liés aux résultats de l’entreprise, de l’équipe ou aux performances individuelles ;
- une atténuation du rôle des organisations syndicales dans l’entreprise et de l’argument de parité entre les différents agents.

Toutes ces différentes actions participent inévitablement à la mise en oeuvre de politiques d’individualisation. Pour D. Linhart3, les politiques d’individualisation vont créer les conditions radicales au détachement des salariés avec leurs "collectifs d’appartenance". En privilégiant la dimension individuelle, elles minimisent par-là même la place des collectifs de travail pour aboutir à une revalorisation de la personne aux dépens d’un collectif dont l’essence même s’articule autour d’une "certaine notion d’égalité" et de "communauté de destins". Sous cet angle, l’ensemble de significations partagées est remis en cause puisque le lien social ne se fonde plus autour du collectif de travail, d’une espérance de promotion collective ou encore d’une réaction commune autour de projets mobilisateurs. Le modèle de la performance ne semble pas pouvoir s’appliquer uniformément à un ensemble d’individus, mais à chacun d’eux pris individuellement.

Les individus ont donc plus que jamais "intérêt" à s’investir, au-delà de leurs capacités physiques, dans leur emploi d’autant que les formes du travail salarié se précarisent. A suivre cette pensée managériale, il semble, selon Y. Clot4, que les compétences des individus aujourd’hui se mesurent largement à l’aune de leur disponibilité à l’égard de l’entreprise. Ainsi, les nouvelles logiques de flexibilité, exigées au titre d’une "compétence" obligatoire, semblent déplacer fondamentalement les enjeux subjectifs du travail sur le terrain de la reconnaissance psychologique. Dans ce cadre, les stratégies managériales présentent de plus en plus une "sur-prescription psychique du travail et des devoirs" des individus.

Ainsi, pour E. Enriquez5, l’impératif de la performance individuelle modifie largement les "jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise". Il est aujourd’hui généralement demandé à chaque individu "de devenir un battant, un héros, une personne radar capable de s’adapter à toutes les circonstances, et on demande à des populations entières de n’avoir plus que la réussite économique et personnelle comme mot d’ordre. La conclusion est nette : ceux qui peuvent s’adapter à une société guidée par ces valeurs sont assurés d’être reconnus comme sujets et de participer comme citoyens au fonctionnement de la société. Les autres devront se contenter (dans les sociétés occidentales) de formes de travail subalterne ou encore finiront par appartenir à la catégorie des disqualifiés sociaux (assistés sociaux ou marginaux)".

Qu’est-ce que la logique compétence versus performance ?
C’est une légitimation nouvelle du savoir, mesuré à l’aune de la compétence, est généralement présentée comme une volonté managériale pour permettre une appréciation plus équitable de la valeur de chacun.

Le modèle de la qualification a, en effet, longtemps constitué, à travers les classifications dans les entreprises, un ordre social se traduisant par une hiérarchisation relativement explicite des pouvoirs déterminés par le niveau de qualification (le diplôme) et l’ancienneté (l’expérience). Face, toutefois, aux nouvelles contraintes économiques rendant les organisations "plus complexes", "plus instables" et "moins lisibles", ce modèle est peu à peu apparu comme étant inadapté a priori pour répondre aux exigence d’une organisation plus réactive6. C’est donc essentiellement sous couvert de cette déstabilisation économique, qu’émerge alors le modèle de la compétence. Echappant aux politiques publiques, celui-ci peut donc être appréhendé comme étant un concept opératoire en gestion "dans la mesure où elle (la compétence) sert à repenser la contribution des salariés à la performance de l’entreprise, à conformer leurs comportements à de nouvelles normes d’action, à définir de nouvelles formes de coopération et d’échange" 7.

Suivant cette logique, la compétence "s’adjoint alors à la signification suivante : décentraliser une partie du pouvoir de décision auprès des équipes de base pour qu’elles puissent répondre à la montée en complexité des performances"8. A travers cette perspective "compétence", apparaît donc une idée supplémentaire par rapport à celle de la qualification qui est celle de la : "responsabilité du salarié à l’égard du résultat. La qualification oblige l’intéressé à faire conformément aux règles de métier, aux habitudes ou aux principes. La compétence dit, au contraire, que le salarié a une obligation de résultat et pas seulement une obligation de moyen"9. La finalité de l’activité de travail ne réside donc plus seulement dans la stricte obéissance des consignes mais également dans la capacité des individus à mobiliser des comportements exacerbant leur autonomie, leur responsabilité, leur réactivité, etc.

Prescriptions managériales et défenses adaptatives
De fait, les nouvelles prescriptions managériales sur le travail peuvent dans ce qu’elles demandent de défenses adaptatives, "gauchir l’organisation mentale du sujet jusque dans sa construction érotique, ses relations affectives avec les enfants et le conjoint"10. Il ne s’agit plus d’afficher son "savoir faire", mélange de qualifications techniques et de force physique, mais de prouver son "faire valoir", mélange de compétences multiples et de force virtuelle. La généralisation des rapports marchands et de la mise en concurrence entre les personnes, la multiplication des nouvelles méthodes de management et d’évaluation du travail supposent donc plus que jamais l’acceptation des adaptations nécessaires aux innovations et au changement, et contribuent d’autant à accentuer plus ou moins la dépendance aux substances psychoactives.

De plus, cette nouvelle forme de prescription managériale enjolive, voir sacralise même, la notion de performance : "ce terme magique qui fleurit dans la culture du temps présent"11. Et, à suivre Marcel Bolle de Bal, la performance va bien de pair avec la notion de "flexibilité", "cheval de Troie idéologique" du néolibéralisme, parée de toutes les vertus économiques, sociales et politiques (débureaucratisation, stimulation de l’emploi, autonomie des individus et des groupes, liberté). Le problème étant ici soulevé, qu’elle s’apparente également à l’idée de dérégulation notamment en ce qui concerne la fixation et l’individualisation des salaires : "La liaison de la rémunération à la performance participe ainsi à la production d’une société nouvelle et à la reproduction de la société actuelle : tel est le sixième double jeu, le double jeu essentiel qui synthétise et résume tous les autres. Elle acculture les travailleurs aux normes de la société industrielle, renforce celle-ci tout en la produisant dans sa dynamique reproductive. Elle constitue une technique de gestion permettant de réaliser les valeurs contradictoires des sociétés industrielles développées : la compétition, l’individualisme, la productivité (valeurs chères aux Américains), la coopération, la solidarité, la participation (valeurs défendues par les pays socialistes, et pratiquées par ces Japonais qui fascinent tout le monde). Mais par-delà ces valeurs liées à l épopée industrielle, elle joue un rôle culturel aux multiples facettes : déliante et reliante, régulatrice et dérégulatrice, quantitative et qualitative, équitable et inégalitaire, matrice d’indépendance et d’interdépendance, elle reproduit le modèle d’une logique aliénante tout en produisant les conditions du dépassement de celle-ci. Elle produit et reproduit des individus reproducteurs et producteurs. Multiples sont ses enjeux et ses doubles jeux, multiforme se devine son avenir."11

D’autant que dans son sens strict, la notion de performance12 se traduit en un résultat chiffré dans une perspective de classement et hiérarchisation, par rapport à soi ou aux autres. L’appréciation de la performance se construit donc au regard d’un référentiel, d’une échelle de mesure. Elle comprend également une dimension de victoire acquise ou de réussite remarquable.

D’où un questionnement a priori plutôt naïf : quel lien peut-il y avoir entre santé et travail, ou encore entre santé et flexibilité, santé et logique compétence, ou encore entre santé et nouvelles formes d’injonction à la performance ?

Une mutation des comportements par rapport à la prise de stimulants
Fin des années 1990 et début des années 2000, nous avons mené des recherches visant à comprendre comment les salariés vivaient ces transformations. Ainsi, ce qui dominait dans les entretiens que nous avons menés, c’était l’inquiétude et le désarroi de la plupart d’entre eux (jeunes ou moins jeunes) en réponse à ce qui se passait au sein de leur monde professionnel. Quels que soient les champs abordés (le travail, les trajectoires personnelles et professionnelles, la modernisation et l’entreprise dans son devenir), nous avons entendu des opinions plutôt négatives.

C’est surtout dans les derniers entretiens que nous avons pu constater, alors que cet enjeu ne fût pas au coeur de nos protocoles d’enquêtes, des mutations dans les comportements des agents par rapport à la prise de stimulants divers. Lors d’entretiens, une expression commune s’est manifestée autour de la nécessité croissante pour les salariés rencontrés de recourir à des substances psychoactives.

Les réitérations devenues de plus en plus fréquentes, au fur et à mesure de nos rencontres avec les agents, concernant l’éventualité d’une prise de substance "pour tenir le coup" et "être en forme le matin au boulot" (avec la prise d’antidépresseur souvent associée à celle d’un somnifère), "pour entrer ou sortir du travail" (le fameux "pot après le boulot"), etc., sont autant d’éléments qui nous ont porté à réorienter progressivement notre objet : de l’étude de l’usage et des abus de psychotropes - vue sous l’angle d’une anomie sociétale - à l’étude, de ce que nous avions qualifié, de "rites d’accoutumance" vue sous l’angle d’une régulation sociale.

Cette tendance semblerait résulter d’un processus contradictoire d’injonctions qui oblige à l’enrichissement des compétences suscitant l’initiative constante des salariés, dans un contexte de flexibilité, paradoxalement de plus en plus normatif. L’expression d’une consommation "quasi-obligatoire pour continuer" apparue dans une cohorte de travailleurs, avec qui nous étions en relation a été pour nous l’élément clé qui nous a incité à nous lancer, sous un mode nouveau, dans la recherche d’une compréhension des rapports entretenus entre l’individu et ses collectifs d’appartenances.

Déterminants sociaux et conduites addictives
Si "l’usage de psychotropes illicites par des personnes intégrées à un milieu professionnel constitue un champ de recherche très récent en France"13, il semble toutefois que la consommation de substances psychoactives en milieu de travail est une problématique aujourd’hui de plus en plus reconnue.

Or, au sens commun, la consommation plus ou moins régulière de substances psychoactives apparaît comme dérivant d’un acte personnel impliquant l’individu, et lui seul, face à sa situation de travail. Nos recherches, antérieures et actuelles, et les rencontres qu’elles ont suscitées, nous ont amené, a contrario, à retenir comme hypothèse le rôle capital des déterminants sociaux sur les conduites addictives : la décision a priori individuelle revêtant un caractère "récurrent" et "collectif" lourd d’un sens sociétal.

Partant d’une analyse des représentations dominantes dans la sphère du travail qui exacerbent les modèles sociaux de la performance/compétence et envahissent les autres espaces de la vie sociale, nous avons ainsi cherché à mettre en évidence les processus sociaux qui mènent à la prise plus ou moins régulière de substances psychoactives et, parfois même, à leurs polyconsommations.

Ces processus sociaux résultent, selon nous, de la tension permanente existant entre différents modèles identitaires : professionnels, familiaux et sociaux. Dès lors, les individus cultivent dans un compromis précaire des attitudes d’engagement et de retrait. Le recours à divers types de psychotropes facilitant les passages délicats entre les espaces de la vie quotidienne où l’individu se met en représentation sociale.

Des pratiques liées à des modes obligatoires de socialisation
La référence au caractère "dangereux" du produit abusivement consommé, parce qu’altérant l’individu et sa relation aux autres, occulte une dimension importante : la consommation abusive d’un produit autorise aussi l’intégration de l’individu dans un groupe en favorisant sa relation aux autres !

Les prises de substances psychoactives, diversifiées en nature et en fréquence, pourraient alors traduire, pour un même individu, tout autant des pratiques liées à des modes obligatoires de socialisation aux modèles sociaux dominants que des pratiques liées à des modes de résistance ou de déviance à ces mêmes modèles. L’usage de psychotrope, par son effet "positif", sert particulièrement bien le milieu professionnel dans le cadre de sa logique compétence.

Au sein de ce processus, ces rituels participent à la fois à l’intégration des individus/usagers dans des groupes sociaux et à la régulation de leurs comportements. Si l’intégration est le thème le plus complètement développé par E. Durkheim, l’analyse du processus de régulation est par contre bien moins achevée14. Pour autant, Durkheim mobilise dans sa théorisation de la régulation sociale des concepts qui nous paraissent particulièrement éclairants dans la compréhension du phénomène de l’addiction15. Ces derniers structurent notre double interprétation du phénomène :

1. La consommation de psychotropes apparaît comme le résultat d’une "modération des passions, des désirs et des appétits infinis des individus" en vue d’assurer finalement de "la cohésion sociale" ;

2. La consommation de psychotropes pose à la fois les questions de la "normalité et du caractère pathologique du phénomène", l’idée étant qu’une société prescrit des normes et valeurs contradictoires : valorisant "l’excès d’intégration" et autorisant dans une certaine mesure la consommation de certains psychotropes (et pénalisant l’usage d’autres substances) sans justifier sa discipline afin qu’elle soit "considérée comme juste par les peuples qui y sont soumis". Or, parce que cette réglementation est "destinée à contenir les passions individuelles, il faut qu’elle émane d’un pouvoir qui domine les individus ; mais il faut également que ce pouvoir soit obéi par respect et non par crainte".

Ne peut-on pas dès lors postuler l’existence d’un malaise dans la civilisation qui, loin de faire apparaître le recours aux psychotropes comme un problème récurrent lié à des populations marginales, l’instituerait comme un signe commun propre à l’exaspération de tensions multiples touchant le plus grand nombre ?



1 Stroobants M, Sociologie du travail, Nathan "128", 1993
2 Boyer R, La flexibilité du travail en Europe, La Découverte, "Economie critique", 1986
3 Linhart D, La modernisation des entreprises, La Découverte, "Repères", 1994
4 Clot Y, Le travail sans hommes ? pour une psychologie des milieux de travail et de vie, La Découverte, 1995
5 Enriquez E, Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, Desclée de Brouwer, "Sociologie clinique", 1997, p. 118-119
6 Piotet F, "Compétences et ordre social", in Réfléchir la compétence. Approches sociologiques, juridiques, économiques d’une pratique Gestionnaire, Octarès Ed., 2003
7 Dietrich A et Pigeyre F, La gestion des ressources humaines. La Découverte, "Repères" ; 2005, p. 101
8 Zarifian P, Le modèle de la compétence. Liaisons, 2004, p. 28
9 Reynaud JD, "Le management par les compétences : un essai d’analyse". Sociologie du travail, no 43, 2001, p. 15
10 Peze M, "Corps érotique et corps au travail : les hommes de métier", en référence à Dejours C, "Le masculin entre sexualité et société", Adolescence, Editions du GREUPP, n° 6, p. 89-116
11 Bolle de Bal M, "La rémunération à la performance : enjeux et doubles jeux", Travail et société, vol. 4, 1990
12 Le terme performance apparaît au XVe siècle, en anglais, "to perform", il signifie à la fois l’accomplissement d’un processus, d’une tâche avec les résultats qui en découlent et le succès que l’on peut y attribuer. En entreprise, la notion de performance a donc une capacité à absorber plusieurs traductions : économiques (compétitivité), financière (rentabilité), juridique (solvabilité), organisationnelle (efficience) ou encore sociale.
13 Fontaine A, Usages de drogues et vie professionnelle, Recherche exploratoire, OFDT, juillet 2002
14 Steiner P, La sociologie de Durkheim, La Découverte, "Repères", 1994-1998
15 Durkheim E, Le suicide, étude de sociologie, PUF, 1897