![]() Réduction des Risques Usages de Drogues |
Contrairement à ce qu'ont pu faire croire réactions et commentaires à des publications récentes, le lien de causalité unique entre l'usage de cannabis et l'occurrence d'une schizophrénie n'est pas formellement établi, estime le Dr Hassan Rahioui. Néanmoins, l'usage de cannabis chez des individus vulnérables avec un usage important et précoce peut accélérer l'apparition d'une schizophrénie. Une double vigilance s'impose donc.
Dans un article publié en 2007 dans la revue Addiction, Hickman et coll. montraient, en partant de lhypothèse quil existe un lien de causalité entre la consommation de cannabis et lémergence de la schizophrénie, que la prévalence de cette pathologie mentale ainsi que lincidence de cette maladie allaient augmenter en Angleterre et au Pays de Galles dans un futur proche1. Se basant sur lestimation des tendances de lusage de cannabis selon un recensement national anglais de 2003 (montrant une accentuation de lusage de ce produit entre 1970 et 2002) et sur lincidence de la schizophrénie selon une enquête menée dans trois centres anglais entre 1997 et 1999, Hickman prévoit une hausse de lordre de 29% et 12% respectivement de lincidence et de la prévalence de cette maladie entre 1990 et 2010.
Pour rappel, lincidence compte le nombre de nouveaux cas dans une population donnée sur une année (cest un taux), alors que la prévalence mesure la proportion dindividus vivants qui manifestent le trouble à un temps donné (prévalence annuelle, prévalence sur une vie).
Selon Hickman, si le cannabis constitue un facteur de risque de la schizophrénie, tout en admettant que les autres causes restent inchangées, une augmentation substantielle de la prévalence et de lincidence de cette psychose devrait donc être visible à partir de 2010.Les données australiennes
Cette étude sinspire en fait un travail effectué en 2003 en Australie sur le même modèle par Degenhardt et coll.2. Ces derniers avaient comparé les tendances projectives de lincidence et de la prévalence de la schizophrénie et de lusage de cannabis durant une même période (30 ans) en testant quatre hypothèses :
- Il existe une relation causale entre lusage de cannabis et loccurrence dune schizophrénie ;
- lusage de cannabis précipite lapparition de la schizophrénie chez des individus vulnérables ;
- le cannabis exacerbe la symptomatologie de la schizophrénie ;
- les patients souffrant de schizophrénie ont plus tendance à devenir des consommateurs réguliers.
Après avoir mis en évidence une stabilité de lincidence de la schizophrénie en dépit de laugmentation de lusage de cannabis enregistrée ces trente dernières années en Australie, Degenhardt concluait que lusage de cannabis napparaît pas être lié de façon causale à cette maladie. Néanmoins, la constatation dune diminution de lâge dapparition de la schizophrénie chez des consommateurs comparativement aux psychotiques non usagers lamenait à conclure que cette consommation peut précipiter lapparition de cette pathologie mentale chez des personnes vulnérables.Trois niveaux de critiques
Les résultats obtenus par Hickman appellent trois niveaux de critiques qui concernent lanalyse de lhypothèse de la relation causale entre lusage de cannabis et la schizophrénie, les biais méthodologiques de létude et les répercussions de ce type de conclusions.
Lexistence dune relation entre usage de cannabis et schizophrénie a déjà été évoquée dans les années 1980. Récemment, cinq études longitudinales à grande échelle ont été conduites en Suède, en Nouvelle-Zélande et aux Pays-Bas. Ces travaux estiment que lusage du cannabis multiplie par deux le risque dévolution vers une schizophrénie, et que ce risque devient plus grand quand il sagit dun usage débutant à ladolescence. En dépit de leur rigueur méthodologique, les conclusions de ces études nont pas manqué de soulever quelques questions quant à la solidité de cet effet causal. Lusage de cannabis est-il une cause nécessaire ou suffisante pour le développement de la schizophrénie ?
Les études citées montrent que lusage de ce produit nest clairement pas une cause nécessaire pour le développement de cette psychose, car tous les adultes souffrant dune schizophrénie nont pas consommé de cannabis à ladolescence, de même quil est aussi évident que lusage de cannabis nest pas une cause suffisante pour la survenue de cette maladie car la majorité des consommateurs de cannabis à ladolescence ne développent pas une schizophrénie à lâge adulte. En attendant dautres preuves, nous pouvons seulement conclure que le cannabis représenterait un facteur parmi dautres appartenant à une constellation causale impliquée dans le développement de la schizophrénie chez des individus vulnérables avec un usage important et précoce3.
Des facteurs génétiques sont peut-être partiellement responsables de cette augmentation de vulnérabilité. En ce sens, Caspi et coll. ont identifié en 2005 un polymorphisme fonctionnel du gène COMT codant pour une enzyme (Catechol-O-Méthyl Transferase) qui métabolise la dopamine comme un médiateur potentiel de cette augmentation du risque de la maladie psychotique associée à lusage de cannabis.Biais méthodologiques
La simulation est réalisée à partir de données issues des dossiers médicaux. Il sagit donc dune étude rétrospective qui, sur un plan méthodologique, nest pas la meilleure façon de prouver un lien causal. De plus se pose le problème de limprécision du terme "psychose" : les définitions utilisées sont très larges, allant de simples symptômes psychotiques tels quhallucinations auditives ou idées paranoïdes jusquà une véritable schizophrénie. Il nest pas non plus tenu compte des différences en teneurs du principal principe psychoactif du cannabis ; le delta-9-tétrahydrocannabinol (THC) qui peuvent varier entre 5% et 40% en fonction des consommations.
Par ailleurs, ce travail ne concerne quun sous-groupe de population, ce qui ne permet pas, dun point de vue épidémiologique, de faire des extrapolations pertinentes et opérationnelles, dautant que lincidence de la schizophrénie varie largement dun pays à lautre et quelle est aussi fonction de variables démographiques tels que le sexe, le lieu de naissance, celui de résidence, et lémigration.
Hickman et coll. reconnaissent dailleurs les limites de leur analyse, puisquils concèdent volontiers quils nont pas inclus dans leur modèle certaines variables tels que lallaitement maternel, lâge paternel ou lenvironnement.
Enfin, les auteurs ne peuvent contrôler plusieurs cofacteurs potentiels importants, comme les histoires génétiques familiales. Or même dotées dune robustesse méthodologique (ce qui nest pas le cas ici), les études épidémiologiques ne parviennent que rarement à prouver lexistence dune cause entre deux événements, en particulier en raison de la difficulté didentifier tous les facteurs confondants pouvant être à lorigine des résultats observés.Réactions et répercussions
Largement repris dans les médias, le type de conclusions apportées par Hickman a conduit à un appel au renforcement des politiques coercitives. On peut citer les réactions déclenchées par la publication dun article de Moore et coll. consacré à une méta-analyse sur les liens entre cannabis et schizophrénie dans la célèbre revue Lancet4. Les résultats de cette revue systématique de la littérature napportent pas dévidences supplémentaires par rapport à lanalyse développée ci-dessus. Pourtant, un groupe dexperts recommandaient que le législateur informe les citoyens à propos de ce risque.
De son côté, léditorialiste du Lancet écrivait : "En 1995, nous avons écrit que le cannabis, même après un usage chronique, nest pas nocif pour la santé. La recherche publiée depuis cette date, y compris lanalyse de Moore et coll., nous amène aujourdhui à conclure que le cannabis pourrait augmenter le risque de psychoses." Ces réactions peuvent laisser croire, à tort, que la question est réglée et le débat clos.Un équilibre à trouver
En résumé, dune part le lien de causalité entre lusage de cannabis et loccurrence dune schizophrénie nest pas formellement établi, et dautre part un usage important et précoce du cannabis chez des individus vulnérables peut accélérer lapparition dune schizophrénie.
Quelle attitude adopter face à ces données scientifiques ? Il faut trouver un équilibre entre, dun côté, la nécessité du dépistage de lusage régulier et important du cannabis chez les adolescents, qui devrait être considéré comme un comportement à haut risque, et de lautre, la vigilance à ne pas criminaliser les plus de 80% de consommateurs qui nont pas de difficultés psychiatriques avec cet usage.
Certes, les études récentes sont là pour nous rappeler que le cannabis ne peut pas être considéré comme un produit tout à fait bénin ; néanmoins, un renforcement des politiques coercitives na jamais démontré son efficacité dans la réduction des risques inhérents aux substances psychoactives.
Même sils prouvent quelque chose, ces travaux devraient avoir plus dimpact pour le clinicien que pour le législateur. Cela passe, par exemple, par une implication plus importante des services de psychiatrie dans le soutien des acteurs de première ligne qui sont en contact avec les adolescents usagers de cannabis.
1 M. Hickman, P. Vickerman, J. Macleod et al.
"Cannabis and schizophrenia : model projections of the impact of the rise in cannabis use on historical and future trends in schizophrenia in England and Wales"
Addiction, 2007, 102, 4, 597-606.2 L. Degenhardt, W. Hall, M. Lynskey
"Testing hypotheses about the relationship between cannabis use and psychosis"
Drug Alcohol Depend, 2003, 71, 1, 37-483 H. Rahioui, E. Malapert, M. Reynaud
"Données actuelles sur les liens entre cannabis et schizophrénie"
Synapse, décembre 2005, 220, 35-404 T.H. Moore, S. Zammit, A. Lingford-Hughes et al.
"Cannabis use and risk of psychotic or affective mental health outcomes : a systematic review"
Lancet, 2007, 370, 9584, 319-28