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SWAPS nº 51

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Commentaire

L'OICS, ennemi de la RdR ?

par Perrine Roux et Patrizia Carrieri
Inserm U912, ORS PACA, Marseille

Aujourd'hui, peu de monde imagine à quel point le contrôle international des drogues et des substances dites "psychotropes" se trouve aux mains d'une poignée de personnes. Certes, on pourrait être rassuré de les savoir sous la responsabilité des Nations Unies, mais les récentes déclarations de l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS, ou INCB en anglais) confirment son aveuglement face aux acquis de la réduction des risques.

Le contrôle international de drogues
Le contrôle international des drogues est passé sous la responsabilité des Nations Unies après la seconde guerre mondiale. Trois conventions ont été élaborées sous les auspices de la Ligue des Nations. La Convention unique sur les stupéfiants (1961) a tracé les fondements sur lesquels reposent les mécanismes de contrôle actuels. Cette convention concernait alors les substances d’origine végétale telles que l’opium, l’héroïne, la cocaïne et le cannabis. En 1971, la Convention sur les substances psychotropes étendit le contrôle à un grand nombre de produits, souvent utilisés à des fins médicales, mais qui font l’objet d’abus et de détournement vers le marché illicite. En 1988, la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes élargit les contrôles à l’ensemble de la chaîne des marchés, du contrôle des matières premières aux mesures pour prévenir le blanchiment d’argent.

L’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS)
Aujourd’hui, le contrôle des stupéfiants et des substances psychotropes est placé sous l’égide d’un organe des Nations Unies, l’International Narcotics Control Board (INCB), ou Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS). Chargé de l’application des conventions des Nations Unies sur les drogues, ce bureau constitué de 13 membres est indépendant et ne tient pas compte des autres priorités de l’ONU telles la lutte contre la pandémie VIH et la réduction de risques (RdR).
Signée par 183 Etats, la Convention unique de 1961 édicte que "les parties envisageront avec une attention particulière l’abus des stupéfiants et prendront toutes les mesures possibles pour le prévenir et pour assurer le prompt dépistage, le traitement, l’éducation, la post-cure, la réadaptation et la réintégration sociale des personnes intéressées".
Ainsi, le rôle de l’OICS est de contrôler l’utilisation des substances pouvant faire l’objet d’abus ou de détournement (stupéfiants et autres substances psychotropes) tout en permettant leur mise à disposition à des fins médicales et scientifiques.
En 1993, l’OICS a décrété que les programmes de réduction des risques pouvaient constituer une partie de la stratégie globale de réduction de la demande, mais qu’ils ne devaient pas être mis en oeuvre aux dépens - ou considérés comme des substituts à d’autres politiques importantes (telles que la prévention) de réduction de la demande de produits illicites.
Cependant, l’interprétation des textes des conventions faite récemment par l’OICS inspire de sérieuses inquiétudes1. Alors qu’il est censé veiller à la bonne application des règles concernant les drogues, cet organe s’éloigne en effet de son rôle en cherchant plus à accroître la liste des produits sous contrôle dans une perspective de "tolérance zéro" qu’à anticiper les conséquences en termes d’accès à ces produits utilisés à des fins médicales. A titre d’exemple, l’OICS a proposé la reclassification internationale de la buprénorphine sur la liste des stupéfiants, proposition heureusement rejetée par le comité d’experts sur la dépendance aux drogues de l’OMS en 2006 en raison des bénéfices reconnus de la buprénorphine en termes de prévention du VIH et de réduction de la mortalité associée aux drogues2.
Afin de contrôler l’abus, l’OICS influe sur les politiques internationales et tend à réduire de manière inquiétante l’accès, non seulement aux traitements de substitution et aux programmes de RdR pourtant reconnus pour leur efficacité en termes de santé publique, mais aussi aux antalgiques opiacés3 qui jouent un rôle majeur dans le traitement de la douleur. Il prône de plus une politique de plus en plus répressive sur le contrôle des drogues dont les conséquences directes peuvent se mesurer par le nombre d’arrestations et d’incarcérations, une augmentation du VIH4 et des overdoses5.
Dans un article récemment paru dans The Lancet, Joanne Csete et Daniel Wolfe exposent comment l’OICS a dérogé à ses missions1. En n’opposant aucune sanction à un pays tel que la Russie, où buprénorphine et méthadone sont considérées comme illégales, même dans un cadre médical, le bureau va à l’encontre des principes édictés par la Convention de 1961. De même, l’OICS ne s’est jamais prononcé contre les méthodes de traitement utilisées dans certains pays qui incluent l’incarcération, les travaux forcés voire les électrochocs ou la lobotomie. Au cours de la "guerre aux drogues" menée par la Thaïlande en 2003, plus de 2500 usagers de drogue ont trouvé la mort et 50000 ont été incarcérés. L’OICS n’a pourtant pas hésité à exprimer sa confiance envers le gouvernement thaïlandais, l’encourageant à continuer ses "recherches" en termes de lutte contre la toxicomanie, estimant qu’elles auraient permis de diminuer la consommation de méthamphétamine.
Alors que l’efficacité des approches de RdR est désormais prouvée scientifiquement, l’OICS apparaît ainsi comme un dangereux "totem" des approches répressives, inefficaces et obsolètes. C’est pourquoi Csete et Wolfe plaident dans leur article pour un renouvellement des membres de l’OICS afin d’y associer des personnes favorables à la RdR.

De Galilée à la L’article de deux experts nord-américains, Dan Small et Ernest Drucker, publié dans Harm reduction Journal le 7 mai 2008 établit un parallèle audacieux entre la vision copernicienne de l’univers soutenue par Galilée au XVIIe siècle et la politique des drogues qui reconnaît aujourd’hui la RdR comme un outil majeur de prévention6.
Deux visions du monde s’affrontent au temps de l’Inquisition : l’une, soutenue par l’Eglise, dans laquelle la Terre se trouve au centre de l’univers, et l’autre où le soleil tient cette place centrale que nous lui connaissons tous aujourd’hui et qui était celle de Galilée. Pourtant, le 22 juin 1633, il est condamné par le Saint-Office à la prison à vie pour avoir soutenu et rédigé la thèse de l’héliocentrisme dans son ouvrage intitulé Dialogue sur les deux grands systèmes du monde.
Actuellement, à l’instar de la censure exercée au temps de l’Inquisition sur toutes les informations arguant que la Terre tournait autour du soleil, l’usage du terme "réduction des risques" n’est pas autorisé dans les documents du gouvernement fédéral des Etats-Unis, signe d’un déni farouche des réalités locales et des besoins de santé des populations concernées. On perçoit ici un lien entre le contrôle mené par l’OICS et la politique américaine des drogues.
Début mars 2008, l’OICS, sous la présidence de Philip Emafo, présentait son nouveau plan de contrôle des stupéfiants et produits illicites, dans lequel il enjoint non seulement aux pays ayant développé des actions innovantes de RdR d’y renoncer mais aussi d’admettre publiquement leur erreur, sous peine d’être accusés d’hérésie en matière de politique contre la drogue. Ironie du sort, à quelques jours d’intervalle, l’académie des sciences pontificales érigeait une statue de Galilée en signe de reconnaissance des erreurs de l’Eglise.
Cette riche leçon sur la relation entre croyance et développement du savoir humain n’a manifestement pas été retenue par l’OICS. Porté par des croyances depuis longtemps révolues, celui-ci déploie une violente et dangereuse politique prohibitionniste et fait à son tour preuve d’aveuglement en condamnant les mesures phares de RdR, telles que l’accompagnement à l’injection dans des populations marginalisées et l’accès aux traitements de substitution dans des pays où les épidémies de VIH et d’hépatites ne cessent de croître et tuent chaque année des milliers de personnes.

Le cas français
Avant les années 1990, la France menait une politique proche de celle prônée par l’OICS7 et présentait des résultats catastrophiques : 40% de prévalence du VIH chez les usagers de drogues et 500 overdoses annuelles, sans parler de la criminalité liée aux drogues. A partir de 1995-96, la France est passée à une politique intégrant la réduction des risques qui a largement démontré son efficacité8 : impact sur l’épidémie à VIH, réduction des pratiques d’injection et des overdoses...
Le chemin de la réduction des risques a été judicieusement pris, mais de nombreux efforts restent à fournir, tout particulièrement au sein du système pénitentiaire. En matière de législation sur la consommation de drogues, le risque d’un renforcement du système pénal aurait pour conséquence de gonfler les effectifs en milieu carcéral. Or les conditions actuelles de détention en France - surpeuplement des prisons, risques de contamination par le VIH et les hépatites et enfin, absence de programme de réduction des risques - sont dangereuses9.
La Mildt, organisme chargé de coordonner l’action du gouvernement français dans tous les domaines touchant à la toxicomanie, paraît pourtant emprunter le même chemin que l’OICS, suscitant l’inquiétude de nombreux cliniciens, chercheurs et représentants d’associations, comme en témoigne la prise de position publiée dans Libération le 26 mai10.
Notre système de prise en charge des usagers de drogues est utilisé comme modèle pour des pays nécessitant la mise en oeuvre de mesures urgentes pour faire face à l’épidémie VIH. Puisse ce système rester un exemple et le chemin déjà parcouru en matière de réduction des risques ne pas être anéanti par le spectre de l’Inquisition.



1 Csete J, Wolfe D.
"Progress or backsliding on HIV and illicit drugs in 2008 ?",
Lancet, 2008, 371, 9627, 1820-1
2 ECDD. Buprenorphine (final decision).
Geneva, World Health Organization, 2006
3 Taylor AL.
"Addressing the global tragedy of needless pain : rethinking the United Nations single convention on narcotic drugs".
J Law Med Ethics, 2007, 35, 4, 556-70, 511
NDLR : Par ailleurs, la Mildt a proposé en 2006 de créer un fonds mondial destiné à favoriser la prescription des opiacés pour lutter contre la douleur. Cette initiative a été reprise par l’UE et votée à la session 2006 de la commission des stupéfiants de l’ONU à Vienne. L’OICS et l’OMS sont chargés de la mettre en route.
4 Friedman SR, Sherman SG.
"Public health principles for the HIV epidemic".
N Engl J Med, 2006, 354, 8, 877-8 ; author reply 877-8
5 Hammersley R, Cassidy MT, Oliver J.
"Drugs associated with drug-related deaths in Edinburgh and Glasgow, November 1990 to October 1992".
Addiction, 1995, 90, 7, 959-65
6 Small D, Drucker E.
"Return to Galileo ? The inquisition of the international narcotic control board".
Harm Reduct J, 2008, 5, 16
7 Carrieri MP, Spire B.
"The INCB, harm reduction and controlling HIV among injecting drug users in France",
Lancet, 2008 (sous presse)
8 Emmanuelli J, Desenclos JC.
"Harm reduction interventions, behaviours and associated health outcomes in France, 1996-2003".
Addiction, 2005, 100, 11, 1690-700
9 Michel L, Carrieri MP, Wodak A.
"Harm reduction and equity of access to care for French prisoners : a review".
Harm Reduct J, 2008, 5, 17
10 Augé-Caumon M-J, Batel P, Beauverie P, Lhomme J-P, Lowenstein W, Morel A, Bourdillon F, Hefez S, Micheletti P, Rogissart V, Sanchez M, Segas K, Spire B.
"Addictions : vingt ans en arrière ?"
Libération, 26 mai 2008.