![]() Réduction des Risques Usages de Drogues |
Dans un article récemment publié dans Addiction, des chercheurs canadiens montrent, en s'appuyant sur le nombre d'admissions en cure de sevrage, le caractère non incitatif de la salle de consommation de Vancouver. Anne Coppel livre pour Swaps son regard sur la pertinence et les insuffisances de cette recherche.
La ville de Vancouver a ouvert en 2003 une salle dinjection, la première au Canada. Les drogues illicites que les usagers se sont procurées antérieurement sont injectées avec une supervision médicale. Cette expérimentation ne fait pas consensus : une telle offre de service, a-t-on dit, ne favorise pas la réduction de lusage de drogue. Ainsi le gouvernement fédéral a-t-il refusé de subventionner le développement de ce service. (lire aussi l'article "Le paradoxe des salles de consommation" dans ce numéro)
La recherche évaluative menée par Wood et coll.1 avait pour objectif de répondre à la question : la salle dinjection de Vancouver contribue-t-elle à réduire ou au contraire à augmenter la consommation de drogues illicites ? Autrement dit, ce service est-il ou non incitatif ?
Lindicateur choisi est limpact de la salle dinjection sur le nombre dadmissions dans les services de sevrage de la ville. La recherche se propose de comparer le nombre dadmissions en cure de sevrage 1 an avant et 1 an après louverture de la salle dinjection. 1031 utilisateurs de la salle ont été recrutés entre décembre 2003 et mars 2005. Létude rétrospective a été menée en intégrant les bases de données des trois services de sevrage de la ville.
Une augmentation de 30% des admissions en cure a pu être démontrée à un an de fonctionnement de la salle dinjection. Il a également été démontré que lutilisation du dispositif favorisait laccès aux autres types de traitement (méthadone, narcotiques anonymes, communautés thérapeutiques).Un indicateur paradoxal
Pour les lecteurs de Swaps, familiers de la politique de réduction des risques, laugmentation du nombre de sevrages apparaît comme un indicateur quelque peu paradoxal, voire inapproprié au regard de lobjectif le plus immédiat des salles dinjection, cest-à-dire offrir un lieu sécurisé et hygiénique pour linjection. Laccès aux services de soins, dont le sevrage fait partie, participe bien des objectifs des salles dinjection comme cest le cas pour tous les outils de réduction des risques, mais sevrage et réduction des risques ont longtemps été considérés comme antagonistes.
Cette opposition est particulièrement virulente en France pour plusieurs raisons. Les premières initiatives de réduction des risques ont été impulsées sans lien avec le système de soin classique. Bien que lorientation vers les centres de soins soit officiellement recommandée, elle na pas été prévue à louverture des accueils ou des programmes déchange de seringues et elle se fait difficilement.
Si lamélioration de laccès au sevrage na pas été jugée utile, cest aussi quà la même période, cest-à-dire au cours des années 1990, la plupart des spécialistes ont renoncé aux pratiques antérieures de sevrage systématique pour adopter la prescription de médicaments de substitution. Au reste, loffre de soins hors traitements de substitution est limitée, les lits de sevrage sont peu nombreux et sil existe un réseau de post-cure, les communautés thérapeutiques se comptent sur les doigts dune main, ce qui est dautant plus regrettable que les traitements de substitution sont inopérants pour les usagers de psycho-stimulants, dont le nombre na cessé daugmenter au cours des dernières années.RdR versus sécurité
Autre spécificité française, la réduction des risques relève exclusivement dune politique de santé publique, volontiers considérée comme antagoniste dobjectifs de sécurité. Au contraire, la plupart des villes allemandes, suisses ou hollandaises qui ont ouvert des salles dinjection avaient comme motivation première la réduction des nuisances liées au regroupement des usagers de drogues dans des scènes ouvertes.
Or les objectifs de protection de la santé et les objectifs de sécurité peuvent se renforcer : plus nombreux sont les usagers en traitement, mieux leur santé est protégée et moins on constate de troubles à lordre public2. Aussi les salles dinjection de ces villes sont-elles inscrites dans des dispositifs comprenant toute la gamme des traitements, des communautés thérapeutiques jusquà, pour certaines, la prescription dhéroïne. Linscription des salles dinjection dans un dispositif global est dailleurs une des recommandations du rapport publié par lObservatoire européen des drogues sur les salles dinjection3.Quid de lincitation ?
Dernière particularité française, la question de lincitation na pas donné lieu à des recherches spécifiques. Le recul de la morbidité et de la mortalité a été considéré comme un résultat suffisant pour justifier le dispositif. Par ailleurs, lexpérience a montré que la vente libre des seringues na pas eu un effet incitatif, contrairement à largument utilisé pour justifier linterdit. Lexpérience a également montré que la prescription de médicaments de substitution nétait pas un "mauvais message", cest-à-dire quelle na pas été interprétée par les usagers comme un encouragement à consommer des opiacés.
Pour le reste, cest-à-dire en particulier pour les programmes déchange de seringues, nous nous sommes contentés des résultats des recherches évaluatives menées ailleurs. Résultat, nous navons pas dévaluation précise de lexpérience française en la matière. Or cette question de lincitation ressurgit comme un serpent de mer à chaque nouvel outil de la réduction des risques. La question nest pas réglée dans le débat public, au reste, elle se pose aussi en termes de protection de la santé. Les outils de réduction des risques seraient non seulement inacceptables mais également contre-productifs sil était avéré quils étaient incitatifs. Reste à savoir comment procéder.Un critère pertinent
La recherche évaluative menée à Vancouver soulève une première question : le critère choisi, cest-à-dire limpact de la salle dinjection sur le nombre dadmissions en cure de sevrage, est-il significatif ? Jai posé cette question à un acteur de terrain, Pascal Lopez, qui a acquis une expérience en la matière dans le cadre de la mission squat de Médecins du monde. Or les injecteurs qui sollicitent ses conseils sont le plus souvent en grande difficulté. Le lien quil crée avec les usagers aboutit assez souvent à une demande de traitement, la difficulté à laquelle il saffronte est que peu de centres de soin acceptent de recevoir ces jeunes injecteurs particulièrement marginalisés. Ceux qui font des accompagnements individuels dusagers marginalisés ont la même expérience : nombreux sont ceux qui souhaitent "sen sortir", dès que les services leur deviennent accessibles.
Le nombre dusagers qui entrent en cure de désintoxication nest donc pas un mauvais critère a priori. Je considère toutefois quà lui seul cet indicateur nest pas suffisant. On pourrait imaginer par exemple que si de nombreux usagers sont demandeurs de sevrage, cest que lambiance de cette salle est au contraire lourdement incitative, en termes de produits illicites ou dabus dalcool. Si je considère que cette hypothèse est peu probable, cest que le fonctionnement de cette équipe a été décrit par ailleurs. Un indicateur important est le faible turn-over de cette équipe qui réunit des professionnels, des volontaires et des pairs4. Au reste, la recherche elle-même témoigne de la qualité de travail des counselors et il est difficile de faire un bon travail dans une mauvaise ambiance.
Néanmoins, quelques informations contextuelles seraient nécessaires pour avoir une idée plus précise du fonctionnement de ce dispositif. On ne sait pas, par exemple, si les utilisateurs de cette salle subissent des pressions qui les incitent à se désintoxiquer. On ne sait pas non plus quelles sont les drogues illicites consommées, lorientation vers le sevrage nayant pas la même pertinence selon quil sagit dopiacés ou de psycho-stimulants. On ne sait pas enfin quels sont les effets de ces cures de sevrage.La question des bonnes pratiques
Si cette recherche ne suffit pas pour évaluer le dispositif, a minima, elle répond à lobjectif : elle montre que la salle dinjection de Vancouver contribue à laccès au traitement de la dépendance et contribue ainsi à la réduction de lusage. Ces résultats sont congruents avec la littérature internationale qui démontre que les outils de la réduction des risques ne sont pas incitatifs par principe. Reste quun dispositif donné peut parfaitement être contre-productif. Les bons résultats dépendent des bonnes pratiques, dans la réduction des risques comme dans tous les services aux personnes, des soins aux services sociaux. La démonstration en a été faite pour les traitements par la méthadone5. Elle en avait aussi été faite pour le counselling, dont les résultats sont fonction des counselors.
Ainsi certains obtiennent de bons résultats, de la stabilisation à labstinence, dautres au contraire cumulent les difficultés, leurs patients font des rechutes, sont déprimés ou décompensent et les suivis sont abandonnés en cours de route6. Chacun de nous le sait parfaitement : ainsi que ce soit pour les patients, pour nos proches ou pour nous-mêmes, nous ne cessons déchanger les bonnes adresses, celles des bons services ou des bons professionnels qui maîtrisent les techniques de leur champ et respectent leurs patients.
La réduction des risques naurait pas obtenu en France daussi bons résultats si les acteurs, médecins généralistes, spécialistes, travailleurs sociaux, militants associatifs et jusquaux usagers eux-mêmes ne sétaient pas mobilisés collectivement, avec des accompagnements individuels, des formations, et le développement de réseaux de soin apportant un soutien aux acteurs.
Cette mobilisation collective nest pas uniquement française. Les actions de la réduction des risques vont à lencontre des préjugés et sont, à ce titre, contraintes de faire la démonstration de leur utilité. Cest ce qui a fait leur force jusquà présent. A cet égard, linstitutionnalisation du dispositif, si elle est nécessaire à sa survie, est aussi un risque : lefficacité des outils est fonction de la façon dont on sen sert. Ne loublions pas.Anne Coppel est sociologue, auteur de Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques, La Découverte, 2002
1 Wood E, Tyndall MW, Zhang R, Montaner JSG, Kerr T,
"Rate of detoxification service use and its impact among a cohort of supervised injecting facility users",
Addiction, 2007, 102, 916-919
2 Coppel A,
Usage de drogue, services de première ligne et politique locale, Forum européen pour la sécurité urbaine,
rapport publié avec le soutien de la Mildt, février 2008
3 EMCDDA, European report on drug consumption rooms, Luxembourg : Office for official publications of the european communities, 2004,
consultable sur le site www.salledeconsommation.fr
4 Cazaly V, Chaussiret R, Martin C,
"Dispositif de réduction des risques à Vancouver",
présentation pour Aides, mai 2006,
consultable sur www.salledeconsommation.fr
5 Ball J, Ross A,
The effectivness of methadone maintenance treatment,
Springer-Verlag, New York, 1991.
En français, voir Coppel A,
"Lefficacité des traitements par la méthadone mesurée par lévaluation des expériences étrangères",
Le Journal du sida, 1993, no 46
6 Coppel A,
"Stratégies collectives et prévention de linfection à VIH chez les toxicomanes",
Sida, toxicomanie, une lecture documentaire, Crips, 1993