Santé
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SWAPS nº 47

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NOTE DE LECTURE

Prescriptions et prescripteurs de buprénorphine

par Vincent Pachabézian

Publiée en deux volets, une enquête par entretiens répétés, conduite en France auprès d'un échantillon diversifié de personnes en traitement, permet de cerner quatre types d'usage de la buprénorphine, mais aussi quatre profils de médecins prescripteurs.

Cette enquête qualitative, de type sociologique, s’est intéressée aux profils des usagers1 de buprénorphine haut dosage (BHD, commercialisée sous l’appellation Subutex®2) et aux profils des médecins prescripteurs3, du point de vue des usagers.
L’approche a été celle d’entretiens approfondis et répétés auprès de 28 usagers de drogues en traitement de substitution par la BHD. Pour la partie modes d’usage et profil des usagers, étaient abordés les contextes de consommation (histoire avec les produits, traitements antérieurs, éléments d’histoire et de mode de vie, modalités de la prescription et de l’utilisation de la BHD), le mode de vie des usagers (logement, insertion professionnelle, situation juridique/administrative, vie familiale et affective), les réseaux sociaux et leur état de santé. La vision des médecins s’est faite au travers des patients consultant des médecins de Paris et de sa banlieue, soit dans des CSST, soit des médecins généralistes ; deux patients venaient de programmes d’échange de seringues.

Les profils d’usage de la BHD

L’enquête publiée dans Sciences sociales et santé1 s’est intéressée aux différentes façons dont la BHD vient s’intégrer dans le parcours des usagers avec les produits psycho-actifs, licites et illicites, en tenant compte des contextes de vie et des profils individuels des usagers concernés. Il apparaît, ici aussi, 4 profils différents d’usage :
1. Une ressource pour s’en sortir
Le Subutex® est perçu comme un médicament, aux effets "normalisants" avec une sensation de bien-être physique sans manque et sans défonce. L’absence de la gestion du manque et l’abandon des voies détournées d’usage (injection, sniff...) fait passer de la logique défonce à la logique thérapeutique. Le médicament permet de révéler les dimensions effacées par les drogues : sensations, émotions... Cette sortie de la drogue s’inscrit progressivement dans un projet de sortie de la dépendance, amenant progressivement à réduire la dose pour amorcer un sevrage.
La consommation vise à ne pas interférer sur le quotidien : le médicament est pris à la dose prescrite, en une seule fois le plus souvent, à la même heure et sous la langue. Il s’agit de trouver l’équilibre entre l’absence de manque et l’absence de défonce.
Le recours à d’autres produits se limite au cannabis, aux benzodiazépines (prescrites), vécus comme des régulateurs des tensions émotionnelles et du sommeil. Les autres produits sont peu recherchés ou d’une manière occasionnelle (moins d’une fois par mois).
Ce traitement amène à une normalisation du mode de vie et une émancipation du milieu de la drogue (arrêt de la recherche d’argent, d’héroïne, réduction du risque d’interpellation), il offre des perspectives positives pour s’en sortir.
La dépendance vis-à-vis de l’institution médicale amène à une représentation de soi comme "ex-tox", mais la persistance de la dépendance maintient l’obsession du sevrage.
2. Un traitement de maintenance
Dans ce cas de figure, les existences sont marquées par la souffrance et la vulnérabilité psychologique, la pénibilité des conditions de l’insertion, une santé dégradée (maladies graves : VIH, VHC...) et l’épuisement des années de toxicomanie. Le médicament de substitution assure une forme de survie et une meilleure qualité de vie. La dépendance à un traitement de substitution est vécue comme une maladie chronique. Le traitement de substitution permet d’affronter la réalité sans la protection des drogues, et la dépendance devient secondaire.
L’observance domine, les horaires de prise sont respectés et se combinent aux autres traitements, le recours aux benzodiazépines n’est pas habituel, la consommation de produits illicites a disparu depuis longtemps. La BHD permet un état "normal" pour pouvoir fonctionner, elle permet de suppléer le manque de volonté.
L’image est celle d’un patient soignant fréquemment à côté de sa toxicomanie des pathologies somatiques sévères. Il n’est pas rare que ces usagers confient le suivi somatique au médecin délivrant la substitution.
3. Une drogue légale
Le Subutex® est perçu comme une drogue et, à part le flash, reproduisant les propriétés de l’héroïne, mêmes effets, mêmes modes d’action... Il est largement surconsommé, il n’est pas pris sous la langue et presque toujours associé à d’autres substances telles que cannabis, alcool ou benzodiazépines. C’est une drogue de rue associée au crack, essentiellement pour adoucir la descente. Il peut aussi être associé à des drogues de synthèse dans des circonstances festives (rave...). Ce "produit" favorise une chronicisation de la dépendance, il perd son statut de médicament, il entre dans une logique d’effets forts, de dépendance physique importante, de dépendance à la seringue et à l’injection. Dans l’incapacité de réduire les doses, l’usager se sent pris dans une logique d’échec.
Chez les usagers plus jeunes qui n’ont pas l’expérience de l’héroïne, le Subutex® marque l’entrée dans la dépendance aux opiacés, il contribue à réduire les coûts et les risques de la dépendance à une drogue de rue, produit satisfaisant, économique, à accès facile, d’un bon rapport "qualité-prix".
Du point de vue des usagers rien n’a changé, pas d’emploi, pas de logement, mêmes fréquentations, leur référence est celle de la rue, ils restent des junkies. Ils font la manche, participent à des activités illicites, quelques uns ont recours au "commerce", sans grand danger, de Subutex®.
4. Un produit piège
Les usagers se sentent pis au piège d’un produit diabolique : absence de plaisir, absence de satisfaction psychologique, absence de repères corporels. La détresse psychologique est profonde, non compensée par la BHD à laquelle il est toutefois obligé de recourir, accès facile, manque intense, augmentant les doses, les rythmes, modifiant les modes d’utilisation. La dépendance à l’injection participe à ce sentiment de "piège". Malgré les dangers (abcès, détérioration veineuse, lieux d’injection, partage de matériel), la dépendance impose la recherche de produit et malgré l’urgence d’y mettre fin, l’usager est dans l’incapacité d’arrêter. Cet état de désespoir amène à recourir à des quantités massives de médicaments, d’alcool, accentuant la spirale des dommages.
Le mode de vie est associé à l’univers de la rue, dans un processus d’accélération de la précarisation, avec perte des liens familiaux et affectifs, dégradation des conditions d’hygiène, altération profonde de l’estime de soi et de l’image corporelle, souffrance psychique et isolement. Cette fragilisation croissante accentue la marginalisation, même parmi les usagers de drogues, en de micro-groupes rejetés de tous. Les usagers ont le sentiment de servir de cobaye aux pouvoirs publics, aux médecins, la substitution étant vécue comme un outil au service d’une politique de répression.

Médecins prescripteurs :
quatre profils différents

L’analyse de la discussion avec les usagers, publiée dans Social Science & Medicine3, définit quatre profils de médecins prescripteurs :
1. Le prescripteur focalisé sur le dosage
Ce médecin apparaît relativement indifférent à la situation personnelle du patient (sociale, administrative, justice, relationnelles), ou à ses problèmes de maladies ou de santé, les questions existentielles ne sont jamais abordées ; le médecin se polarise sur la dose. Le dosage peut devenir une source de tension, avec l’insistance de l’usager à réduire les doses, alors que le médecin n’a pas cette option.
Tout problème soulevé (recours à des drogues, évènements de vie, difficultés relationnelles, problèmes sociaux) est traité en termes d’adaptation de posologie. L’expression du mésusage (usage d’autres drogues, doses supplémentaires de Subutex®, injections...) est encouragée et utilisée par le médecin. Cependant, la plupart des usagers disent ne plus relater leur mésusage, parce que la réponse se résout à un dosage plus élevé ou parce que ces difficultés ne reçoivent pas l’attention et la réponse attendue.
Les questions des usagers sur le but ultime du traitement, quand commencer à baisser les doses ou dans combien de temps peut-on espérer arrêter, reçoivent de vagues réponses, le médecin insistant sur la nécessité de continuer avec une dose stable sans calendrier pour l’avenir. Les usagers ont alors la sensation d’être captifs de la prescription et du prescripteur.
L’absence de perspectives et l’impossibilité de s’en échapper donnent à l’usager le sentiment d’être un toxicomane incurable. À la longue, la relation se détériore, et apparaît une défiance dans les compétences du médecin.
2. Le médecin classique, autoritaire et paternaliste
Les relations sont centrées sur le strict respect du programme thérapeutique. Tout écart par rapport au plan prescrit (usage de benzodiazépines non prescrites, alcool, produits illicites ou injection) sont punis par une réduction de la dose prescrite, ou par des menaces d’arrêt de la prescription ou changement vers la méthadone (plus sévèrement contrôlée). Quel que soit l’état du patient (conditions psychologiques, problèmes de santé, logement, stress...), le médecin essaye de toute manière de réduire la posologie sans tenir compte des circonstances.
Les rechutes sont tolérées et relativement bien acceptées au début du traitement, mais sont comprises ou acceptées de moins en moins par le médecin si elles persistent. Dans ces circonstances, le plupart des usagers ont peur de relater leurs problèmes ou gardent leurs problèmes secrets.
La consultation laisse peu de place à la négociation et le médecin interprète tout point soulevé par l’usager (anxiété, symptômes dépressifs) comme des détours pour obtenir des doses supérieures ou pour une prescription injustifiée de benzodiazépines. L’absence d’espace de négociation peut provoquer un sentiment d’humiliation ou de révolte qui peut mener à l’abandon du traitement.
L’usager apprend à régler son traitement d’une manière indépendante, réduire ou abandonner ses attentes du médecin. L’usager doit alors, en dehors de toute nécessité, avoir à acheter le Subutex® dans la rue ou obtenir une prescription parallèle d’un autre médecin.
3. Le médecin perçu comme expert en dépendance aux drogues
La relation est centrée sur la personne. La relation avec le médecin permet à l’utilisateur de participer aux décisions dans lesquelles il sent qu’il est reconnu comme une personne, et en retour, il reconnaît le médecin comme un véritable expert en dépendance aux drogues. La conviction du médecin favorise l’adoption d’un comportement responsable avec le Subutex®. L’usager de drogues reconnaît la relation avec le médecin comme une composante thérapeutique. L’ajustement de la dose est une négociation entre l’usager et le médecin, l’usager exprime ses soucis vis-à-vis du traitement mais aussi d’autres sujets liés à sa vie personnelle (travail, santé, humeur, problèmes quotidiens ou existentiels, élever les enfants, la sexualité...). Ces patients acceptent mieux l’idée d’une maintenance au long cours, sans préoccupation excessive des issues du traitement.
Ces usagers ne vont pas chez le médecin par contrainte. Le médecin apparaît être le contact préféré de l’usager, un pont entre le monde de la drogue et la société conventionnelle.
Cette attitude répond au besoin d’individualisation de l’usager et promeut la reconstruction d’une image valorisante libre de tout signe de toxicomanie. Ces usagers rapportent une relation personnalisée avec le médecin.
Ce type de relation peut parfois se heurter à certaines difficultés, en particulier lors des rechutes. L’usager a du mal à relater un mésusage, ayant la culpabilité de briser le contrat de sincérité et craint de décevoir le médecin.
4. Le dealer en blouse blanche
Certains usagers déclarent une relation avec le médecin s’appuyant seulement sur l’obtention de la prescription sans se soumettre au traitement. La relation est centrée sur la manipulation du médecin par l’usager pour obtenir sa prescription. Il ajuste son histoire d’usage (produits et doses, durée d’utilisation, mode d’usage), son style de vie ou sa santé pour négocier la dose maximale, qui en pratique est toujours réduite par le médecin.
L’usager n’a pas d’attente en termes d’adaptation thérapeutique, il ne fournit rien de lui-même sauf le minimum pour justifier la prescription du médecin. Les usagers ont une série d’arguments et de motivations disponibles : recherche du produit le moins risqué, besoin temporaire d’une prescription un peu plus importante pour quitter l’environnement des drogues illégales. Ils jouent alors le rôle de "bons patients" irréprochables. Plusieurs exploitent le cliché du toxicomane repentant, ils flattent la vanité du médecin en accentuant leur sentiment de reconnaissance extrême. D’autres essaient de convaincre le médecin de leur sincérité et du bon usage de la prescription.
La prescription médicale est la continuité du recours à l’héroïne : la représentation d’eux-mêmes est celle de toxicomane, dépendant d’une substance légale délivrée par un médecin qui est un prescripteur et non un soignant.
Progressivement, consultation après consultation, la relation avec le médecin peut aboutir à une réelle demande de soins, ou simplement se finir.

Une évaluation des pratiques

Cette enquête suscite quelques réflexions. La question de savoir de quel profil on se sent proche, ou à quel profil on s’identifie, s’impose au fur et à mesure de la description des profils de médecins et de patients. Il serait souhaitable que ce résumé incite à la lecture des articles dans leur forme intégrale. En effet, ces deux articles nous amènent à nous interroger sur nos pratiques, et ils devraient pouvoir servir dans le cadre d’évaluations des pratiques professionnelles (EPP). Une autre question est celle de savoir quel profil d’usager consulte quel profil de médecin, ou plus précisément de savoir si des patients appartenant au même profil décrivent un seul profil de médecin, à savoir celui qu’ils consultent, ou bien s’ils décrivent des profils différents de médecins qu’ils ont rencontrés, et consultent in fine le médecin correspondant à leurs besoins.
Cette enquête qualitative est particulièrement intéressante pour les médecins impliqués dans la prescription de BHD à un moment où ce médicament fait polémique dans sa modalité de délivrance à cause du mésusage.



1 Guichard A., Lert F., Brodeur J.-M., Richard L.
"Rapport des usagers au Subutex® : de la reconquête de l’autonomie la spirale de l’échec"
Sciences sociales et Santé, 2006, 24, 4, 5-43
2 L’enquête a été réalisée avant l’arrivée de génériques sur le marché.
3 Guichard A., Lert F., Brodeur J.-M., Richard L.
"Buprenorphine substitution treatment in France : Drug users’ views of the doctor-user relationship"
Social Science & Medicine, 2007, 64, 12, 2578-93