![]() Réduction des Risques Usages de Drogues |
Depuis que des mesures réglementaires ont fait chuter la consommation détournée du Rohypnol®, l'usage du clonazépam (Rivotril®) s'est largement répandu. Swaps a voulu faire le point sur ce problème, à travers le récit de la journée d'un polyconsommateur. Avant de s'interroger sur les pistes thérapeutiques alternatives (voir l'article "Que faire face au détournement du Rivotril ?")
Jusquà la fin des années 1990, le flunitrazépam, plus connu sous son nom commercial de Rohypnol®, fut lun des médicaments psychotropes dont les usagers de drogues français ont le plus détourné lusage. Les quantités consommées et les niveaux de dépendance étaient parfois spectaculaires. Des cas dusage criminel défrayèrent plusieurs fois la chronique.
Devant les problèmes causés par cet usage de masse, des mesures durent être prises. Le fabriquant changea de galénique. Parallèlement, de nouvelles conditions de délivrance et une information médicale ciblée freinèrent fortement sa prescription.
Les benzodiazépines, et plus particulièrement celles ayant des propriétés "hypnotiques" comme le Rohypnol, peuvent entraîner une dépendance lourde avec des conséquences graves, notamment des crises dépilepsie en cas de sevrage brusque. Il fallut donc trouver un "produit de substitution" : le clonazépam (Rivotril®) parut lun des plus appropriés.Une large "palette thérapeutique"
Le Rivotril est une benzodiazépine prescrite pour les crises dangoisse, lagitation, lépilepsie, les douleurs neurologiques, contractures musculaires, sciatiques... On le retrouve comme adjuvant dans certains traitements (sclérose en plaques), il bénéficie dune réputation defficacité et de relative innocuité en tant quanxiolytique, de calmant, dinducteur de sommeil, et les risques de détournement paraissaient minimes. Il présente toutefois les mêmes risques deffets secondaires que les autres anxiolytiques et anticonvulsionants de la même famille, tels que troubles de la mémoire et de la concentration, ainsi quune tendance à "anesthésier" les émotions impliquant une baisse de la capacité à ressentir le plaisir.
Judicieusement employé dans le cadre des addictions, le Rivotril permet déviter les spectaculaires crises de manque et dépilepsie lors du sevrage de Rohypnol, notamment chez les gros consommateurs. Moins connu que le Xanax®, le Valium®, le Lexomil® et le Tranxène® par les usagers, il semblait plus facile de lui conserver lindispensable statut de "traitement" auquel les usagers sont parfois réfractaires.
Toutefois, en lespace de quelques années, le Rivotril est peu à peu devenu la benzodiazépine la plus largement prescrite et consommée par les usagers de drogues, notamment ceux fréquentant les structures de première ligne, les plus précarisés, remplaçant le Rohypnol, devenu plus difficile à trouver et plus cher au marché noir."Rivo" et "8,6°"
Afin de mieux cerner ce phénomène, nous avons suivi Roy, 43 ans, "accro aux drogues" depuis 20 ans, et qui consomme du Rivotril depuis 5 ans. Attachant galérien bien connu des services de police, il a vécu ce quil appelle "la grande époque de lhéro" dans les années 1980. Neuf séjours en prison, une propension forcenée à "se déchirer la tête" et une fréquentation assidue des services de première ligne ont fait de sa chevelure flamboyante et de sa gouaille une figure bien connue de la rue parisienne. Entre squat, hôtel social, sac de couchage et débrouille, il écume gentiment la capitale depuis des années.
Nous avions rendez-vous à 11 heures dans un café Gare du Nord. Il nest pas là mais je le retrouve par hasard vers midi non loin du lieu de rendez-vous. "Javais complètement oublié, mexplique-t-il. Tu comprends, cest les cachets. Javais vraiment oublié !"
Je lui avance une partie des émoluments promis et il membarque à Barbès où il négocie subrepticement avec une vague connaissance lachat dune plaquette de Skenan1 pour 20 euros. Il mexplique que lheure est propice aux bonnes affaires car "les mecs de banlieue viennent vendre". Laprès-midi serait moins favorable. Après cela, Roy est plus détendu et nous allons déjeuner. Depuis notre rencontre, il na cessé de boire régulièrement quelques lampées de bière forte, emballée dans un papier. Il y a mélangé environ une moitié dun flacon de Rivotril en gouttes. "Cest dur à avoir en gouttes, tu comprends, mavoue-t-il, comme ça je fais durer ma bière et ça lui donne un petit goût sympa !" Un rapide calcul nous apprend quil a mélangé dans son demi-litre de bière à 8,6° environ 12 mg de clonazépam quil consommera en deux heures. "Mon médecin ne me file quun flacon par semaine. Il a peur que je le shoote." Il memmène ensuite sur les quais dans une camionnette vide appartenant à des "travellers sympas", qui sent fort le chien mouillé, afin de se faire "son shoot de Sken". Laprès-midi se passera, au fil des rencontres, en petits échanges, tractations et confidences diverses. Roy consomme en moyenne entre 30 et 50 mg de clonazépam par jour, avec des pointes jusquà 100 comprimés2. Toujours avec de la bière 8,6°.Les "petits roses"
Roy situe les débuts de sa dépendance (et de ce quil qualifie de "déchéance") en 1995. Il avait 28 ans et sortait pour la troisième fois de prison pour un petit trafic dhéroïne. Provincial, il atterrit à Paris dans les Halles, "se débrouille pour avoir le RMI" et se met à "cachetonner" avec le "Subu", chose quil présente comme allant de soi, puis il découvre le Skenan®. La suite est une longue errance, entrecoupée de petits séjours en prison et de "galères" diverses dont il tentera de gommer la misère au moyen des "petits roses"3. "Jétais lun des mecs les plus accros de Paris. Par plaquettes entières, on se les envoyait. La plupart sont morts."
Très volubile, en partie grâce à laction du "Rivo", son témoignage foisonne daventures délirantes comme lorsquil sest retrouvé "sans savoir comment" dans un train à lautre bout du pays, ou "réveillé en HP ou dans lhôpital avec les vêtements en lambeaux et du sang partout" sans aucun souvenir de ce qui sétait passé. Sans parler des bagarres, chutes, pertes, dépouillements... Toutefois, ses souvenirs les plus pénibles concernent les sevrages du Rohypnol. Oui, il a bien tenté de décrocher sous linjonction des autorités ou sur linsistance dun médecin : "Des périodes horribles, des cauchemars en permanence, des crises de parano, de tétanie, dépilepsie... et une insupportable et longue insomnie avec le sentiment davoir le cerveau irrémédiablement détruit."
Ensuite, explique-t-il, les Rohypnol ont été plus durs à trouver, "le Skenan est devenu plus facile mais avec le Rivo et la bière ça va aussi". Il est tout à fait conscient des problèmes de mémoire et défauts de vigilance occasionnés par ses consommations et évoque des périodes damnésie totale, de black-out durant plusieurs jours. "Mais avec le Rivo, le Sken et la 8,6°, tu ten fous un peu !"...Une implacable logique
La journée avance. Vers 17 heures, Roy en est à sa 3e canette et "senvoye" un ou deux "Rivo" toutes les trois ou quatre gorgées. Il est toujours convivial et semble cohérent, quoiquun peu plus taciturne. Sur ma demande, il maffirme avoir consommé un flacon et 5 ou 6 comprimés. Après vérification et comptage, il savère quil a en réalité "gobé" 18 "Rivo". Ce qui ferait 86 mg de clonazépam depuis le matin en comptant le flacon de Rivotril en gouttes.
Roy, qui ne semble pas étonné, mexplique quil se trouve assez raisonnable, car certains boivent les flacons dun trait et avalent les cachets par poignées. "Surtout ceux qui prennent des "verts"4 parce quune boîte de "verts", ça fait deux boîtes de Rivo !"
Et de préciser : "Les Rivo cest quand même moins grave que les "verts", même si ten prends plus. Les toubibs le savent et ten filent sans problème. Il tarrive moins de galères même si ça nique aussi grave la tête... et puis ça rend pas klepto comme les "Rhyp"5."
Quand je lui demande quelles sont selon lui les conséquences les plus graves de labus du Rivotril, il parle de la perte de ses papiers, sa carte Vitale surtout, mais des rendez-vous oubliés. "Mais cest pas grave de toute façon, avec la bière et les Rivo tas vite oublié ce que tas perdu", mexplique-t-il avec son implacable logique. Son vrai problème, continue-t-il, "cest le crack de temps en temps", quand il touche le RMI. Mais il na visiblement pas envie de sattarder sur le sujet.De la relativité en matière de RdR
Un peu plus tard, nous retournons à la fameuse camionnette, occupée par trois personnes en train de préparer une injection de Skenan. Eux aussi "gobent des Rivo". Ils ont préparé quelques seringues davance, posées sur un carton. Chaque shoot nécessite plusieurs tentatives. Du sang perle, coule... Une fille appuie avec son pouce sur le point dinjection puis lèche. Roy essuie les traces de sang de ses doigts dans la poche de sa parka. Peu après, avec ces mêmes doigts, il donne une gélule de Skenan à la fille, qui louvre et la prépare. Personne, à aucun moment, nutilise de tampon alcoolisé.
Jai sous les yeux lillustration criante de risques de transmission du VIH et plus encore du VHC. Abruti de Rivotril, personne na lair dy faire attention. Pourtant tous sont sans doute au courant des risques. Je tente dévoquer discrètement la chose. Roy me regarde avec un air de dire "ne me prends pas la tête avec ça". Les autres ont fait semblant de ne pas entendre. En partant, il me dit : "Tu sais, toutes ces histoires dhépatites... avec le Rivo et la bière, on sen fout..." Quand jaborde léventualité dun traitement à la méthadone, il me répond, très affirmatif : "Jamais ! La métha cest un truc chimique. Tu deviens complètement accro avec ça."
Un peu plus tard, avant de nous quitter, nous faisons un nouveau décompte de sa consommation depuis le matin et comptons un flacon de 25 ml et 26 comprimés de 2 mg. En tout, 102 mg de clonazépam vers 20 heures. "Ouais, fait-il, franchement, je pensais pas que ça faisait autant !" Malgré tous les produits consommés, il semble toujours cohérent et son apparence ne dénote aucune altération manifeste. Son seuil de tolérance est vertigineux. "Et cest pas fini !" fait-il en rigolant.Les risques dune interdiction
Roy nest sans doute pas vraiment représentatif de la majorité des consommateurs de Rivotril. Son cas illustre néanmoins la banalisation de cet usage et surtout cette propension à sous-évaluer "en toute bonne foi" sa propre consommation. Par ailleurs, lindolence et lapathie induites par les benzodiazépines forcent à considérer avec un peu dhumilité certaines velléités déclamatoires de la réduction des risques. Cette dernière a ses limites et il ne servirait à rien de les forcer sous peine de dérives.
Tous les grands indicateurs (Trend, Oppidum, Osiap, CEIP...) font état dune augmentation sensible de la consommation du clonazépam. Extrêmement banalisée, sa consommation (même à fortes doses) est souvent perçue par les usagers - au contraire du Rohypnol - comme anodine et sans conséquences majeures.
On pourrait croire quil faut se dépêcher dagir. Attention toutefois. Peut-être ne serait-il pas judicieux den restreindre fortement laccès et encore moins de linterdire, sous peine dun très probable report vers une autre molécule, voire dautres pratiques, plus dangereuses. Ainsi, si le produit devient plus rare, certains pourraient par exemple être tentés de linjecter pour en potentialiser les effets, comme cest le cas en Allemagne et en Grande-Bretagne. Rappelons que les benzodiazépines6 ne sont que très rarement injectées par les usagers en France.
Il convient avant tout dexhorter à la vigilance et de tirer les leçons du passé en nous souvenant que le dispositif médico-pharmaceutique français a toujours été très généreux dans la dispensation de ce type de molécule. Mais cela est une autre histoire. Et comme on ne refait pas lhistoire...
Effets et dépendance
Les benzodiazépines entraînent une sensation de détente, de relaxation, une déshinibition, une capacité à supporter et/ou à évacuer les contrariétés, les désagréments mais aussi les responsabilités. La tolérance à des doses de plus en plus élevées peut être rapide et croisée avec dautres produits, y compris les opiacés. La prise répétée sur plusieurs semaines peut entraîner une accoutumance puis une dépendance grave, notamment chez les sujets recourant aux drogues. Contrairement au Rohypnol, dont les effets sont "francs" et "montent" en quelques minutes, ceux du Rivotril sont diffus et progressifs, doù limpression chez certains usagers de "ne rien sentir", entraînant une répétition des consommations en les potentialisant avec de lalcool.
Un problème méditerranéen
Lusage détourné des benzodiazépines sest également développé au Maghreb, notamment au Maroc et en Algérie, où une partie de la jeunesse désoeuvrée marque un engouement prononcé pour le clonazépam, de plus en plus qualifié de "drogue" par les médias. Les saisies sy chiffrent par centaines de milliers de comprimés et laugmentation du nombre de consommateurs, de trafics... grimpe très sensiblement. Selon Moktar, usager et vendeur de Rivotril, les fréquentes manchettes de la presse algérienne au sujet daccidents, de trafics, de soumission chimique, de viols... de même quune récente affaire de détournement à léchelle industrielle contribuent à faire une large publicité au produit. La dénomination de "drogue" du même niveau que le cannabis lui confèrerait un attrait supplémentaire. Par ailleurs, les médias évoquent un manque récurent du "médicament" dans les pharmacies. On y trouverait dailleurs depuis peu des contrefaçons. De quoi entretenir, souligne Moktar, lintérêt pour ce fameux produit, vendu très cher au marché noir algérien.
1 Skenan® : gélule de sulfate de morphine à libération prolongée. Il sagit ici dune plaquette de 7 gélules dosées à 100 mg.
2 1 comprimé de Rivotril contient 2 mg de clonazépam.
3 Rohypnol 2 mg (flunitrazepam). Benzodiazépine hypnotique à effet très rapide en comprimés de couleur rose.
4 "Vert" : Il sagit des Rohypnol 1 mg, qui sont verts et ont tendance à colorer les lèvres ou les doigts pour peu quils soient un peu gardés en bouche ou manipulés.
5 "Rhyp" : Rohypnol.
6 À lexception du Valium injectable, dont la pratique est toutefois très limitée.