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SWAPS nº 46

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International

Le sens d'un programme de RdR à Kaboul

par Olivier Maguet

Au-delà des objectifs propres à un programme classique de RdR (PES, travail de rue, boutique, etc.), la mission de Médecins du monde à Kaboul a pour enjeu de faire la preuve locale, par l'action, de la signification des principes fondateurs de la RdR afin d'éviter une technicisation qui la réduirait à une seule approche sanitaire sur fond de rédemption, comme l'explique ici son responsable Olivier Maguet.

OLIVIER MAGUET est responsable de la mission RdR de MDM à Kaboul


Dans un appartement à Kaboul, novembre 2006. © Jacky Naegelin/Reuters

Ces dernières années, la réduction des risques (RdR) liés aux usages de drogues est devenue une évidence à l’échelle planétaire, de la France, qui a consacré la RdR dans sa loi en 2004, au Vietnam, qui a autorisé les traitements de substitution en juin 2006, en passant par les Etats de l’ex-URSS qui tolèrent des programmes de RdR.
Cette évidence, dont l’efficacité avait été démontrée par de nombreuses études, s’impose aux décideurs, quels que soient les régimes politiques, les niveaux de développement économique, les traditions historiques ainsi que l’héritage social et culturel. L’Afghanistan n’échappe pas à ce que les Anglo-Saxons appelleraient un "mainstream", c’est-à-dire un courant de fond qui structure les politiques publiques, de la même façon que les profonds courants sous-marins circulent d’un océan à un autre pour réguler la planète.
Ce constat - positif - posé n’élude pas pour autant une difficulté majeure : l’absence d’une compréhension partagée sur le sens de la RdR. Cette absence conduit à décliner localement des actions dites de RdR qui en pervertissent l’objectif et les contenus. Pointe alors, en germe, le risque de voir la RdR devenir une "fausse bonne idée" dans les années à venir. L’Afghanistan cristallise particulièrement cet écueil, que la mission de RdR de Médecins de monde (MDM) à Kaboul s’attache à surmonter.

Plusieurs millions de réfugiés
MDM est présente sans discontinuité en Afghanistan depuis 1982. La tragique histoire du pays, de l’invasion soviétique de 1979 à la chute du régime des talibans en novembre 2001, a amené Médecins de monde à réorienter constamment ses champs d’implication au plus près des besoins : médecine urgentiste pendant les périodes de conflit, médecine humanitaire dans les camps de réfugiés, médecine en direction des femmes quand ces dernières étaient exclues de la société - et donc de l’accès aux soins - par les talibans1...
A partir de 2002 commencent à revenir au pays des millions de personnes qui l’avaient quitté à l’un ou l’autre moment de ces années de troubles2. Beaucoup ont vécu de longues années dans des camps de réfugiés en Iran et au Pakistan. A ces mouvements de population s’ajoutent les personnes déplacées à l’intérieur du pays, au gré des zones de conflit. Pour une grande partie, ces retours se concentrent sur Kaboul, qui a vu sa population plus que doubler jusqu’à aujourd’hui (environ 5 millions d’habitants, sur une population totale de moins de 30 millions).
Des jeunes adolescents ayant grandi dans les camps aux anciens combattants paumés parce que la guerre s’arrête, l’éventail des profils et des trajectoires est large. Cela ne saurait cacher des tendances récurrentes : importance des troubles mentaux et des problèmes psychiques liés aux années de violence et de guerre ; désoeuvrement économique et social au retour, dans un des pays les plus pauvres du monde ; sentiment d’abandon qui croît au rythme de celui de l’aide internationale - et de ses détournements - dont la plus grande partie de la population ne voit pas le premier afghani3...

D’une consommation traditionnelle à un usage de crise
La conjonction de ces phénomènes, parmi bien d’autres, conduit de plus en plus de personnes, particulièrement à Kaboul, à chercher refuge dans les substances psychotropes. D’une consommation traditionnelle d’opium, rythmée par des us et coutumes, le pays bascule rapidement dans un usage de crise : augmentation du nombre de consommateurs, élargissement de la palette des produits, diversification des modes de consommation (dont l’introduction de l’injection). Une série d’enquêtes, menées par l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC), fait état de plus d’un million de consommateurs de substances variées dans le pays ; et c’est certainement la pointe émergée de l’iceberg. Les témoignages remontés du terrain confirment l’émergence de ce qui devient un véritable problème de santé publique.
Dans la même période, il n’existe à Kaboul que deux centres spécialisés locaux (créés à l’aube des années 2000), et qui ne proposent qu’une approche de sevrage. C’est alors que MDM décide de s’investir sur le terrain des consommateurs de drogues, avec le souci de promouvoir une approche en termes de RdR.

La RdR comme approche politiquement correcte
Une phase exploratoire conduite en juin 2005 a clairement fait apparaître que le "mainstream" dont il était question plus haut était arrivé en Afghanistan. En effet, le pays travaille sur une stratégie nationale de lutte contre le VIH ainsi qu’un plan national de lutte contre les drogues (ce dernier étant essentiellement axé sur l’éradication de l’offre - nous y reviendrons - mais comportant aussi un volet réduction de la demande). Et là, alors que l’Afghanistan n’a aucune culture en matière de RdR, le sabir international est directement importé, en anglais, sans traduction ni appropriation des termes : "outreach", "community involvement", "harm réduction", etc.
Les décideurs politiques et les opérateurs locaux ont bien compris l’enjeu de présenter des programmes et des stratégies d’action puisant dans ce vocabulaire d’une évidence qui n’est plus à démontrer, pour faciliter leur accès à des fonds internationaux4. Conséquence : notre exploration de terrain fait apparaître que le "community outreach" dont il est question peut se traduire, par exemple, par un programme de rue où le message accompagnant la distribution de trois seringues est : "Au bout de la troisième injection, tu arrêtes"...

Etablir une réelle proximité avec les groupes d’usagers
Il n’est pas question ici de remettre en cause une réelle perception, par les acteurs locaux, des enjeux de santé liés à la consommation de drogues, ni de douter de leur volonté d’agir en la matière. Mais force est de constater que l’absence de déclinaison locale du concept de RdR, avec du temps pour la digérer et comprendre son état d’esprit, peut conduire à rendre contre-productives des mesures qui paraissent "valables" sur le papier. Ainsi, les deux structures kaboulies survalorisent la présence de travailleurs sociaux ou de spécialistes du conselling divers et variés, ainsi que celle d’ex-usagers témoignant des malheurs causés par la drogue...
Un des principes fondamentaux de la RdR n’est pas au rendez-vous : celui qui consiste à établir une réelle proximité avec les groupes d’usagers visés par l’action et à les impliquer. Recruter, au sein d’une équipe "outreach", des usagers actifs, en raison même de leurs connaissances et expertise en matière de produits, de modes de consommation - et donc des risques associés - et, surtout, d’accès aux lieux et groupes les plus à risque, est une idée qui apparaît, au mieux farfelue, au pire dangereuse.
La question de l’injection est très significative : décliner le kit international de RdR n’a pas de sens ; en effet, à Kaboul, l’héroïne n’est pas chauffée et dissoute directement dans le piston avec un anti-histaminique (pratique qui nécessite des aiguilles à gros diamètre). L’eau distillée et la seringue 1 ou 2 cc ne sont pas adaptées dans ce contexte, car un véritable travail sur les pratiques n’est pas mené. Dans ce cas d’espèce, l’injection comme pratique à risque a bien été traduite, mais pas documentée ni commentée...

Faire comprendre les principes de la RdR
Dans ce contexte, la mission de MDM, au-delà des objectifs propres à un programme classique de RdR, ici ou là-bas (PES, travail de rue, boutique, etc.), a bien pour enjeu de faire la preuve locale, par l’action, de la signification des principes fondateurs de la RdR, et d’accompagner ainsi l’environnement afghan vers une compréhension de ces principes. A défaut, les programmes de RdR risqueraient de n’être perçus, par les usagers, que comme une modalité supplémentaire issue du champ sanitaire et social, dans laquelle ils ne sont pas impliqués.
C’est pourquoi MDM a décidé, pour répondre à ce défi, de mener une phase d’implantation de neuf mois en 2006. Concrètement, nous sommes partis du terrain des usages et des usagers, en menant, en avril et mai 2006, une enquête de type "boule de neige", qui avait aussi pour vocation d’identifier, parmi les usagers rencontrés, ceux qui présentaient des aptitudes à devenir de futurs intervenants de RdR.
Un premier vivier de personnes-ressources a ainsi été constitué et a bénéficié d’une formation à visée de recrutement en juillet 2006. Ceux qui présentaient le plus d’atouts en matière d’expertise des drogues d’une part, de capacité à retransmettre une information au-delà de leur histoire personnelle d’autre part, ont ainsi été intégrés à une équipe plus large (dans laquelle il y a des intervenants non-consommateurs et un infirmier). Enfin, jusqu’à la fin de l’année 2006, cette équipe a travaillé, sous la responsabilité d’un coordinateur expatrié, à l’acquisition et à l’appropriation de la philosophie et des techniques de la RdR.
Nous avions la volonté que cette équipe réinvente finalement elle-même, avec ses mots, la RdR, à partir des expériences, représentations et connaissances de ses membres. C’était la condition pour ne pas tomber dans les risques du "copier-coller" dénoncé plus haut... Ce travail de longue haleine, qui rappelle qu’une démarche communautaire nécessite du temps, reste d’actualité. Le programme a ainsi l’ambition, à terme, de construire un corpus idéologique et pratique de la RdR propre à l’Afghanistan. Cet enjeu revêt une importance encore plus grande dans le pays des champs de pavots...

Le pays de la guerre à la drogue
Plusieurs travaux ont montré que la "guerre à la drogue" conduit inéluctablement à une "guerre aux drogués"5. Quel pays mieux que l’Afghanistan cristallise-t-il avec autant d’éclat cette guerre à la drogue ? Avec 92% de la production mondiale d’héroïne en 2006, la lutte contre les rebelles talibans ne justifie pas à elle seule l’attention de la communauté internationale. Les 35000 soldats de l’ISAF (Force internationale de sécurité en Afghanistan) ne font pas que traquer du rebelle dans les montages ou protéger la capitale d’incursions terroristes ; ils soutiennent aussi l’effort d’éradication des champs de pavot à opium. Les Nations Unies ont créé un fonds dédié au financement de la stratégie nationale afghane contre les drogues (le Counter Narcotic Trust Fund), abondé à hauteur de 75 millions de dollars sur sa première tranche (dont 40 millions provenant du gouvernement britannique et 15 millions de l’Union européenne). Seulement un peu moins de 2 millions seront affectés au volet "réduction de la demande" - et encore, essentiellement sur des programmes visant au sevrage et à l’abstinence...
L’enjeu d’une démarche véritablement comprise de RdR prend, dans un tel contexte, encore plus de sens. Car il s’agit bien ici de ne pas la confier aux seuls professionnels du champ social et sanitaire local, encadrés par des conseillers occidentaux qui sont les mêmes que ceux de la lutte anti-drogue... La réelle participation des usagers et la définition d’une culture locale de RdR constituent le seul rempart à une technicisation de la RdR, qui la réduirait à une seule approche sanitaire sur fond de rédemption. Elle est en outre la condition indispensable à l’émergence d’une parole collective des usagers, en préfiguration de la "guerre aux drogués" à venir (l’UNODC finance ainsi un programme de construction de prisons...).
Laissons, pour finir, la parole au responsable de l’administration pénitentiaire afghane, qui, en juin 2005, déclarait en substance : "Vous avez quelques années devant vous car, de toute façon, nous n’avons pas les moyens et les infrastructures pour enfermer les drogués"... Eh bien, utilisons ces quelques années pour donner un sens à la RdR dans son pays !

Une production d’opium toujours à la hausse
"Les estimations effectuées cet hiver montrent que la culture de l’opium en Afghanistan en 2007 ne sera pas inférieure au record de 165 00 hectares cultivés en 2006", indique un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) rendu public début mars. La culture de l’opium avait déjà augmenté dans ce pays de 59% en 2006 par rapport à l’année précédente.
L’ONUDC prévoit une progression de la culture de l’opium dans 15 provinces sur 34, notamment celles d’Helmand et de Kandahar. Ces régions méridionales, où se concentre l’insurrection des talibans, ont été responsables en 2006 d’environ la moitié de la production d’opium du pays. Environ 80% des paysans du sud du pays cultivent le pavot, alors que la moyenne nationale est de 13%, selon l’étude de l’ONUDC conduite en décembre et janvier.
Alors que les programmes de destruction des champs de pavots montrent leurs limites, des propositions alternatives voient le jour. Ainsi le Conseil de Senlis, un groupe international d’experts, s’est prononcé dans un rapport publié mercredi 14 février à Londres pour l’arrêt de la destruction des champs de pavots. Elle "renforce la pauvreté et nourrit la rancoeur envers le gouvernement et la communauté internationale, en même temps qu’elle fournit à la rébellion une facile base de recrutement", soutient le rapport. Les paysans afghans devraient au contraire obtenir l’autorisation de produire de l’opium destiné à l’usage médical dans les pays riches, ce qui assurerait leur subsistance.
Un point de vue partagé par trois groupes parlementaires de la gauche italienne, qui ont proposé début mars que l’Italie achète légalement de l’opium produit en Afghanistan pour le transformer en médicaments anti-douleur afin de "couper l’herbe sous le pied" aux talibans et aux trafiquants, mais qui se heurte à deux écueils : l’écart entre l’offre et la demande et le prix de vente, comme l’expliquait il y a quelques mois Alain Labrousse dans un entretien à Swaps sur la culture de l’opium en Afghanistan (n° 43). En outre, la stratégie du Conseil de Senlis pour mener son lobbying sur l’usage médical de l’opium peut se révéler contre-productive : elle ne prend en compte ni le rythme ni les programmes des partenaires présents en Afghanistan (décideurs politiques et opérateurs locaux, institutions internationales et ONG étrangères).

VIH/sida et hépatite C
En l’absence d’un système de surveillance épidémiologique, les données les plus significatives proviennent du centre de dépistage anonyme et gratuit (CDAG) de Kaboul, qui a ouvert ses portes en septembre 2005. De cette date à octobre 2006, le CDAG déclare avoir testé 464 usagers de drogues, avec 102 résultats positifs pour l’hépatite C et 14 pour le VIH.
[Communication orale, novembre 2006]



1 C’est la période de la fameuse affiche de MDM : "Quand un pays ne soigne pas les femmes, c’est le pays qu’il faut soigner".
2 Pour donner une idée de l’ampleur de ces mouvements, rappelons que 2,8 millions de réfugiés Afghans sont rentrés des camps du Pakistan depuis 2002, et qu’il en reste toujours 2,4 millions...
3 La monnaie locale.
4 L’Union européenne, par exemple, a ainsi donné plus de un milliard d’euros sur la période 2002-2006 et prévoit une enveloppe supplémentaire de 600 millions d’euros pour 2007-2010.
5 Pour n’en citer qu’un seul, voir le texte de F.-X. Dudouet,
"De la régulation à la répression des drogues",
paru dans les Cahiers de la sécurité intérieure (n°52, deuxième trimestre 2003).