![]() Réduction des Risques Usages de Drogues |
Passés du militantisme au professionalisme, les acteurs de la réduction des risques tentent de surmonter les affres de l'institutionnalisation. Simple changement de statut ou question existentielle, cette évolution était au coeur des débats à Barcelone. Un contraste certain avec la précédente édition de la Clat.
Qui eût cru, se souvenant des tensions de la Clat précédente à Perpignan, il y a deux ans, que linquiétude des acteurs de la RdR, cette année, à Barcelone, prendrait la forme de ce mot: institutionnalisation ? A lépoque, Didier Jayle, fraîchement nommé président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et toxicomanies (Mildt), essuyait les craintes de militants inquiets de voir leur légitimité aussi peu reconnue que leurs budgets approvisionnés.
Cette année, comme la souligné Lia Cavalcanti, présidente de lassociation Espoir Goutte dOr, ce ne sont pas des militants mais des "pros" qui méditent sur les difficultés qui les attendent à lheure où la légitimité de la RdR est reconnue et institutionnalisée.
"La réduction des risques perd son statut dexception, son caractère expérimental", estime Anne Coppel, de lAssociation française de réduction des risques (AFR). Est-ce une bonne chose ? Dans les allées de la conférence, ce sont les mérites comparés du "bricolage" passé et de la respectabilité nouvelle qui sont débattus. On se félicite de la reconnaissance tant attendue, mais lon sinquiète aussi du prix à payer pour ce confort inédit.Question de statut
La première question, comme souvent, est financière. Une enquête sur "les enjeux de linstitutionnalisation du dispositif de réduction des risques en France"1, coordonnée par lAFR et par Safe et présentée par Anne Coppel et Catherine Duplessy, montre que les deux tiers des structures qui soccupent de RdR sont polyvalentes. Cest même le grand mérite de la RdR que cette transdisciplinarité : "La grande force de la réduction des risques a été de sortir du ghetto de la spécialisation en toxicomanie, avec des acteurs diversifiés, du médecin à lélu local en passant par les acteurs de la lutte contre le sida ou contre lexclusion"2. Ce qui inquiète, cest que linstitutionnalisation, en loccurrence la mise en place des Caarrud, "loin de conforter le dispositif, risque de lappauvrir".
Ces Caarrud (centres daccueil et daccompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues), prévus par la loi de santé publique du 9 août 2004, ont pour objectif de sécuriser, de professionnaliser et dinstitutionnaliser le dispositif de RdR. Aspect crucial, le financement des Caarrud, en tant quétablissements médico-sociaux, est confié à lAssurance maladie. "Subventionnée en tant que telle et non plus sur les budgets sida, la RdR entre dans le droit commun", note Anne Coppel. Certes, on ne peut que se féliciter de la pérennisation des budgets qui devrait en résulter.
Oui, mais... la question est de savoir quelles structures pourront prétendre au statut de Caarrud. La loi définit sept missions que devra remplir chaque établissement: laccueil, laccès aux soins, laccès aux droits sociaux, le contact avec lusager, la médiation, laccès aux outils de prévention, et lalerte sur les phénomènes émergents. Il est clair que certaines structures non-spécialistes de la RdR ne pourront satisfaire à toutes ces exigences. Sur quelle ligne budgétaire seront-elles alors financées ? Ruth Gozlan, représentante de la Mildt, affirme avoir pris note des inquiétudes récurrentes soulevées par ce dossier, tout en précisant quil est plutôt du ressort de la Direction générale de la santé. Gageons que des précisions devront être rapidement apportées, en réponse à la demande de création dune Commission nationale pour la mise en place des Caarrud, portée notamment par lAFR et Safe.Question existentielle
Au-delà de la question budgétaire, cest une question de philosophie de lengagement qui hante les discussions. Sagit-il dun "embourgeoisement" dans la légalité, dune déperdition de lesprit historique de la lutte pour la reconnaissance des droits des usagers de drogues ? Pour Fabrice Olivet, de lassociation dusagers Asud, "linstitutionnalisation, cest celle de la gestion des drogues. Le contenu humaniste de la RdR est zappé"3. Il semble que la respectabilité ainsi acquise soit crainte pour son aspect administratif, éloigné de la richesse et de la diversité historique des acteurs de la RdR.
Cest pourquoi se pose avec tant dacuité la question des prochaines étapes de lhistoire de la RdR. Lidée que lon arrive "au bout du chemin" et quil est nécessaire de se mobiliser autour de nouveaux enjeux pour la RdR était récurrente à Barcelone. Linterrogation concerne notamment la portée à donner à cette légalisation des actions de RdR que figure le décret du 14 avril 2005 (voir Swaps 39). Prendra-t-elle le chemin de la mise en place de salles dinjection (lire dans ce numéro) ? Annie Mino a rappelé tout le paradoxe de ces dispositifs, qui se distinguent de manière essentielle des dispositifs déchanges de seringues et de traitements de substitution : "Avec la méthadone, on restait dans le domaine thérapeutique strict. Avec les salles dinjection, il sagit de donner des produits illicites. A ce stade, les limites des politiques de réduction des risques sont atteintes si on na pas le courage dune stratégie "anti-prohibitionniste". La réflexion sur les dimensions légales est inévitable aujourdhui, sans quoi il y a beaucoup à craindre pour la réduction des risques."4 Au fond, si lhistoire de la RdR consiste à flirter avec la loi, il semble quavec linstitutionnalisation on passe aux choses sérieuses : "On arrive au bout du chemin si on ne se pose pas la question du lien entre réduction des risques et prohibition", estime Fabrice Olivet.
Dailleurs, reconnaître lefficacité de la RdR, nest-ce pas au fond admettre linefficacité de la répression de lusage - et, du même coup, que son maintien na dautre finalité que morale ? "En termes de prévention, rappelle Annie Mino, la loi na pas apporté les résultats attendus. La loi pénale redevient à présent purement morale : ce qui compte, cest de dire linterdit, quel que soit le résultat." Mike Trace, de la Beckley Foundation, note lui aussi ce tournant majeur : "Le prétexte des gouvernants pour maintenir le statu quo de la répression, cest de dire quon ne sait pas ce qui marche. Aujourdhui ce nest plus possible, il y a des évidences claires."5Expertise
Pour autant, les données scientifiques sont-elles la clé pour faire avancer les politiques ? Non, à lévidence, insiste Mike Trace, et il faut relever là une spécificité des politiques des drogues : "Dans toutes les sphères de la politique, si lobjectif nest pas atteint, la politique est abandonnée et on revoit ses stratégies. Pour les drogues, ça ne se passe pas comme ça." Un scepticisme à légard des processus décisionnels que partage Annie Mino : "Quelle que soit la qualité des données, si le moment politique nest pas venu, rien ne se passera." Jean-Michel Costes, directeur de lObservatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT), confirme cette ambiguïté de la place de lexpertise dans les processus décisionnels. Il confie ne pas croire au "modèle idéal dune décision rationnelle éclairée par lexpertise", en vertu de la complexité des préférences qui entrent en jeu dans la décision, mais aussi en vertu de la complexité même des données6.
Comment faire avancer la politique française des drogues ? Une piste est de rechercher une plus grande transparence à légard de la société civile. Pour Jean-Michel Costes, qui citait les données des enquêtes Eropp (Enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes) de lOFDT, "les données ne sadressent pas seulement aux décideurs, elles doivent aussi être vulgarisées pour être accessibles à la population". Car lopinion publique à légard de lusage de drogues est déterminante pour favoriser les évolutions politiques. Ainsi, en Suisse, cest lensemble des citoyens qui ont validé par référendum les avancées de la RdR.
Mais cest aussi sur la façon dont les données de la recherche sont produites que des pistes intéressantes ont été avancées. A lheure de linstitutionnalisation, cest la question de la professionnalisation des acteurs de la RdR qui se pose avec acuité - la force du plaidoyer de Lia Cavalcanti en faveur de la recherche-action en témoigne7. "Les mains sales de lurgence ne sont rien si on na pas les idées propres ! Penser nest pas un luxe !" a-t-elle martelé, exhortant chaque acteur de terrain à se faire chercheur, et à sefforcer, malgré la pression du quotidien, de recueillir des données sur sa pratique : "Nous ne sommes pas des militants, mais des pros, qui produisons des résultats!".Construire le réel
Lenjeu de cette professionnalisation est au cur des inquiétudes liées à linstitutionnalisation de la RdR, car lexigence est de taille. Comme le souligne Lia Cavalcanti, "aujourdhui, nous disons quil faut diversifier les actions. On ne va certes pas indéfiniment distribuer des seringues et des traitements de substitution ! Mais qui va dire quels sont les nouveaux enjeux et besoins, si ce nest pas nous ? Cest à nous de continuer à nourrir les politiques publiques".
Selon le voeu de Serge Escots, chargé de recherches à lObservatoire régional de la santé Midi-Pyrénées, la professionnalisation de la RdR, ce devrait être aussi la fin du "soupçon toujours plus ou moins sous-jacent sur le terrain selon lequel lobservation des chercheurs sert à renseigner le pouvoir"8.
Au contraire, seule la mutualisation des capacités permettra de définir de nouveaux enjeux. "Une nouvelle pratique dusage est un phénomène émergent, et un problème politique appelant une réponse de prévention, uniquement grâce à linteraction des acteurs de terrain et des systèmes dobservation", rappelle ainsi Serge Escots. La professionnalisation de la RdR, ce sera donc aussi sa capacité à faire le lien entre les réalités du terrain et lagenda politique. "Construisons ensemble le réel !", concluait-il, rappelant quen politique un problème nexiste jamais en soi, mais seulement lorsque des experts le construisent en tant quenjeu politique, et quune action collective sen saisit.
1 Rapport AFR/Safe 2005, éLes enjeux de linstitutionnalisation du dispositif de réduction des risques en France", session 12 (S12)
2 ibid
3 "Repensar el marco legal", S11
4 A Mino, "Naissance de la réduction des risques en Europe, perspectives de santé publique : un témoignage", plénière 1 (P1)
5 M Trace, "Future directions for national and international drug policy", P2
6 J-M Costes, "Evolutions récentes du cadre légal de la réduction des risques en France", S11
7 L Cavalcanti, "La relation entre les pratiques dattention et les informations produites par lobservation et lévaluation", P3
8 S Escots, "Réduction des dommages et observations des phénomènes émergents : une interdépendance", S36