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La conférence de consensus sur les traitements de substitution n'a pas fait l'unanimité ! Pour George-Henri Melenotte, psychiatre et auteur de Substances de l'imaginaire, cette réunion a marqué un retour en arrière dans l'approche des addictions. Il nous livre ses réflexions sans concession...
Les mercredi 23 et jeudi 24 juin à Lyon, a eu lieu, dans les locaux de lEcole normale supérieure, la conférence de consensus sur les traitements de substitution aux opiacés. Lévénement est digne dêtre noté : la page du sida, qui était venue intempestivement troubler tout un édifice nosologique laborieusement construit depuis plus dun siècle, a été tournée. Les choses ont repris leur cours "normal", enfin ! Les praticiens des substances sont de nouveau des malades chroniques... On peut saluer ce digne retour des choses avec la tristesse que suscite la plongée dans un passé lointain, celui qui précéda le moment de lucidité dans la médecine provoqué par lirruption du sida.
Un grand bond... en arrière !
Que sest-il donc passé au cours de ces deux journées ? Peu de choses, pour peu que lon comptabilise les interventions réellement innovantes, au point que certains se sont étonnés que tant dexpertise ait été sollicitée pour ne répéter au bout du compte que ce que beaucoup savaient déjà. Beaucoup, si lon prend acte du retour de la pratique des substances dans le giron médical traditionnel.
Après quelques précautions dusage, le concept de toxicomanie renaquit de ses cendres. Laffaire fut pliée bien vite sans que lon sémeuve particulièrement dune remarque qui soulignait le retour du concept fossile. On donna la parole à quelques éminents psychopharmacologues et lon se réfugia sous leur autorité qui nen demandait pas tant pour porter la chose exhumée sur les fonds baptismaux comme sil sagissait dun nouveau-né.
Non, non, cher Zafiropoulos, le toxicomane existe. Vous ne le saviez pas, vous auriez dû être là pour lapprendre. Ce qui a disparu, cest le sida. La page est tournée. Lhépatite C ne faisant plus le poids, la maladie du risque a laissé la place à un fantôme réincarné. Lusage de drogue était "pathologisé", de nouveau, par ceux-là mêmes, ils étaient là, fort nombreux, qui avaient tenté quelques années auparavant de lui donner ses lettres de noblesse. On ne parla même plus daddiction. Le toxicomane était né, de nouveau. Nous étions en pleine réaction.La toxicomanie, maladie chronique incurable...
Cette régression prit, au cours de ces belles journées, trois formes. La première prit appui sur la définition du traitement de substitution par Dole et Nyswander, telle quelle fut rappelée par Jean-Pierre Daulouède. Utile rappel mais par lui-même déjà fort daté puisque remontant à une quarantaine dannées. Cette définition repose sur leffet produit sur le manque physique ou psychique quil prévient, lévitement du craving, et la saturation des récepteurs opioïdes. Autrement dit, le traitement nagit pas par un changement détat mais à linverse en lempêchant. Il na donc pas tant pour effet la guérison de la morbidité que sa mise sous le boisseau, son maintien dans un état asymptomatique. Il ne soigne pas la maladie mais prévient ses désagréments, supposant par-là quil ny a rien dautre à faire contre elle.
Sil ny a rien dautre à faire contre cette maladie, cela suppose son incurabilité. On voit bien ici les présupposés dune telle définition: la toxicomanie ou laddiction, est une maladie chronique incurable, aménageable toutefois. Elle est un destin. Elle puise ses racines dans des facteurs durables et inattaquables, donc héréditaires. Dès lors, plus rien ninterdit de penser que les compléments apportés à la substitution, le "soutien" psychologique et social ne sont que les formes actualisées du traitement moral en attendant les thérapies géniques.Un fossé de la prescription au traitement
La deuxième forme de la régression porta sur la prescription du médicament de substitution. Tout le monde convint du fait que le traitement étant... un traitement, lusage du médicament importait moins que le médicament lui-même. Après tout, nous avions la maladie, son médicament, la définition du traitement, sa posologie, ses indications et ses grilles dévaluation, ses contre-indications, ses précautions demploi, ses interactions, lévaluation de ses résultats. Qui pouvait après cela nier que le médecin navait plus quà prendre place et officier ?
Le hic, sérieux, dans ce bel agencement, tient à ce quil y a un pas de la prescription à la prise effective du traitement. Ce pas qui prend quelquefois la tournure dun fossé abyssal ne fut souligné par personne. Que se passe-t-il pourtant lorsque le malade savère récalcitrant au traitement ? Quil empoche les flacons de la précieuse méthadone pour les revendre et se faire quelque argent ? Quil ne vient plus régulièrement prendre son médicament ? La chose serait-elle anecdotique au point quil ne soit pas utile de la mentionner ? Rien nest moins sûr. Il ne suffit pas de se laver les mains sur les mésusages en se défaussant sur lindocilité de ces malades, leur peu de foi, linformation insuffisante qui leur a été donnée, voire sur une réaction thérapeutique négative. Il serait plus sérieux de voir dans tous ces manquements à la discipline due au médecin le refus de la personne dadopter le statut de malade. Et sil avait raison ? Et si effectivement ce nétait pas une maladie ? Comme on ne lentendit pas se prononcer ce jour-là, le consensus, en ces journées de juin, à lEcole normale supérieure de Lyon, se fit pour que cette question ne se pose pas. Le montage de la maladie fut une réussite, les malades étaient dociles, et surtout silencieux. Toute prescription ne pouvait quêtre ardemment demandée par les nouveaux ex-toxicomanes. On décréta que lusager de drogues reconnaissait implicitement sa maladie. Nouvelle régression : nous étions en 2004 et pourtant nous revenions au moment décisif où, après lapparition pour la première fois de ce terme, en 1885, sous la plume de Regnard, paru dans la Revue scientifique, dirigée par Charles Richet, la médecine inventait la "toxicomanie", maladie qui, comme le souligne Patrick Pinell, ne fut jamais que le fruit dune construction sociale.Sans contact, rien nest possible
La troisième forme, enfin, concerne la scotomisation de lexigence du contact. Vous aurez beau instaurer les meilleurs traitements qui soient, solliciter les meilleurs experts, les résultats obtenus resteront fragiles. La difficulté majeure rencontrée dans ce domaine, fort peu étudié au demeurant, est celle de linstauration du contact. Lexigence qui est ici prônée est celle dun contact sans a priori diagnostique ni moral avec le praticien de la substance. Dès lors, plutôt que de poser la méthadone comme médicament en soi, ce qui ne présente quun intérêt limité, il apparaît bien plus judicieux de lui reconnaître la fonction doutil de contact. Car sans contact, rien nest possible, a fortiori un traitement. Pourquoi ne pas penser tout traitement comme la suite dun contact plutôt que comme une entité propre ?
Ainsi la page du sida sest-elle tournée sur la renaissance de la toxicomanie. Cette dernière fut couronnée par tout lappareil que toute maladie se doit de présenter. Nous y avons repéré les termes dune triple régression redonnant vie à la théorie constitutionnelle, à une maladie inventée il y a près de deux siècles, fonctionnant de nouveau comme artefact social, et pérennisant loubli du contact qui reste le préalable indispensable à toute démarche dans ce domaine. Oui décidément, tout le monde semblait daccord pour tourner cette page du sida qui avait pourtant servi à lever deux des formes contemporaines les plus cruelles de la stigmatisation sociale : lhomosexualité et la toxicomanie.George-Henri Melenotte est lauteur de Substances de limaginaire, paru aux éditions EPEL, en mai 2004