![]() Réduction des Risques Usages de Drogues |
Une enquête réalisée en 1998 par le Samu Social auprès de personnes "à la rue" montre le caractère majeur des conduites addictives dans ces populations. L'alcool apparaît comme un élément important de la précarité, et l'exclusion semble aggraver l'alcoolisation...
"L'alcool a la rue, c'est le médicament de l'exclusion. Vous feriez la manche, vous, sans être bourrés? ": telle est, en résumé, la problématique lancée par le Dr Jacques Hassin, directeur scientifique de l'Observatoire du SAMU social de Paris et responsable de la consultation médico-sociale du Centre d'hébergement et d'accueil des personnes sans abri de Nanterre, le fameux CHAPSA.
Comme l’explique Véronique Nahoum-Grappe, historienne anthropologue à l'Ecole des Hautes études en sciences sociales (**), "Les exclus sont enfermés dehors (...), assignés à une obligation de neutralisation, de cadavérisation du visage . Le clochard n'existe pas dans le regard de l'autre, comme la prostituée. Et plus la société devient confortable, plus le fait de marcher - d'errer -, accroît la distance physiologique entre celui qui a un intérieur et celui qui est enfermé à l'extérieur, au bout de la désaffiliation,(*) ne comptant que sur la demi-heure à venir, pas au-delà. En rupture ". L'étiologie de la rupture, avec le profond remaniement du rapport au temps qu'elle implique, porte en elle la question des conduites d'excès.
L'alcool pour béquille
Soutenue et présentée par l'Institut de recherche et d'étude sur les boissons (**), l'étude menée par le SAMU Social de Paris (De la grande précarité à la grande exclusion), sur 275 personnes "à la rue" (questionnaires et réponses déclaratives; pas de tests d'alcoolémie, de prélèvement sanguin ou de radio), a montré le caractère majeur des conduites addictives dans ces populations, pour lesquelles la consommation d'alcool apparaît comme un élément important de la précarité tandis que l'exclusion semble bien aggraver l'alcoolisation. D'après ce travail, près de 70 % des personnes rencontrées boivent de l'alcool quotidiennement, et beaucoup plus que la moyenne nationale (2,8 verres d'alcool par jour). "Mais, quelle que soit la durée d'errance, la plupart d'entre elles consommaient avant d'être à la rue, précise Jacques Hassin. Cependant près de 20% d'entre elles ont commencé à boire lorsqu'elles se sont retrouvées à la rue ". Ce médecin a d'ailleurs décidé de refuser de les sevrer lorsqu'elles se présentent au CHAPSA, et leur donne même, deux fois par jour 1/4 de litre de vin . "Je ne vois pas au nom de quel principe moral, je serais tenu de les sevrer, au prix d'énormes souffrances, alors qu'elles ne sont ici que pour 48 heures! En leur donnant du vin, on est dans le respect de leur dignité. On sort du jeu du gendarme et du voleur (...) Je ne connais personne qui, après un sevrage aussi brutal et contraint, ne rechute pas lorsqu'il se retrouve à la rue ."
Cette enquête a été menée, par les médecins, auprès des personnes hébergées en Centres d'hébergement d'urgence pour soins infirmiers (CHUSI) entre le 1er août et le 30 septembre 1998. Un questionnaire décomposé en trois parties (tabac, alcool, mésusage de médicaments et/ou drogue), a permis d'évaluer la quantité de substances toxiques consommée quotidiennement, ainsi que les risques encourus par ces personnes afin de leur proposer des mesures de prévention. 87% ( 241) des personnes interrogées étaient des hommes , âgés pour 63% d'entre eux de 36 à 55 ans (12 avaient plus de 65 ans). Leur temps d'errance variait beaucoup: 22% depuis moins de 6 mois, 30% depuis moins d'1 an, 29% depuis au moins 10 ans.
Avec le tabac, surtout
Sur les 275 personnes interrogées, 227, soit 82%, déclaraient fumer. 42% fumaient 1 paquet par jour et 21% 2 paquets, avec une consommation minimale d’1/2 paquet depuis 1 an et maximale de 3 paquets depuis 30 ans. 24 personnes avaient réduit leur consommation (en raison du prix des cigarettes), et 5 l'avaient augmenté.
En ce qui concerne l'alcool, 68 personnes (24,5%) ont déclaré ne pas boire quotidiennement. Les boissons les plus consommées sont le vin (38%), la bière (37%), le vin et la bière (22%) et enfin le pastis (1,5%). La quantité quotidienne de vin la plus consommée est d’1 bouteille (31,5%), puis 2 bouteilles. On a même relevé une consommation de 12 bouteilles de vin par jour! Chez les consommateurs de bière, la quantité minimale absorbée quotidiennement est d'au moins 1 litre (3 cannettes) et maximale de 22 canettes (7 litres 1/3)! La consommation de pastis varie de 1 à 2 bouteilles par jour. La durée de la consommation s’échelonne de moins de 3 mois à 60 ans. Parmi les 275 personnes interrogées, 8,5% déclarent boire depuis 10 ans, 9% depuis 20 ans et 7,5% depuis 30 ans.
Cocaïne et shit pour certains
Quant aux consommations de médicaments détournés ( dérivés codéinés, notamment) et de substances illicites, on constate que 23 % des sans-abri n'ont pas voulu répondre, tandis que 149 personnes ( 53,5%) disent consommer de la drogue et/ou des médicaments: 21,6% de la cocaïne, 20% du shit. Lorsqu'il existe une association de 2 substances consommées, il s'agit préférentiellement de cocaïne et d'héroïne.
A noter: 34 personnes ( soit 12% des 275 personnes interrogées) qui fument au moins 1 paquet par jour, boivent quotidiennement de l'alcool et consomment de la drogue ou des médicaments en dehors de leurs indications. "On a un peu l'impression que pour ces personnes, peu importe les produits pourvu qu'elles aient l'ivresse. A la rue, on passe facilement d'une toxicomanie à l'autre, les drogues par voie intraveineuse étant très chères ", conclut le Dr Jacques Hassin.
Florence ARNOLD-RICHEZ
L'I.R.E.B en bref
Fondé en 1971 à l'initiative de sociétés productrices de boissons alcoolisées, l'Institut de recherches scientifiques sur les boissons (I.R.E.B) a pour mission de contribuer à la recherche alcoologique. A ce jour, il a subventionné 250 programmes de recherches biomédicales ou en sciences sociales. Il publie Les Cahiers de l'Ireb et un bulletin: Recherche et alcoologie.
Ireb, 19, avenue de Trudaine- 75009 - Paris. Tel: 01 48 74 82 19
E-mail: ireb@ireb.com
L' Observatoire du SAMU social de Paris
Ayant pour mission d'aller à la rencontre des personnes qui, dans la rue, paraissent en détresse physique ou sociale et de répondre aux appels téléphoniques concernant les personnes sans abri, le SAMU social de Paris gère le dispositif de veille sociale prévu par l'article 157 de la loi d'orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions.
Il a créé un Observatoire "De la grande précarité à l'exclusion " dont l'objectif est d'identifier et d'analyser les problématiques de ces populations. Il a pour vocation d'être une structure de veille médico-sociale et d'exercer une fonction d'alerte auprès des pouvoirs publics.
SAMU Social de Paris, Céline Noguès. Communication: 01 41 74 84 75
(*) Selon le terme du sociologue Robert Castel, la désaffiliation désigne une sorte de solitude sociologique liée à une coupure progressive des liens sociaux autour des familles en question se retrouvant privées d'un cercle d'alliés et de proches.
( ** ) 15° Matinée de l'IREB, alcool et exclusion: l'alcoolisme comme facteur de risque de la désinsertion sociale?