![]() Réduction des Risques Usages de Drogues |
Jai travaillé plusieurs années sur les usages de drogues en milieu festif techno, pour Médecins du monde et lOFDT, auprès de jeunes usagers attachés à un mouvement contestataire. Jai publié en 2006 un livre, Double vie, les drogues et le travail, issu de deux études financées et publiées par lOFDT entre 2001 et 2003, qui porte sur les usagers de drogues intégrés à un milieu professionnel.
Le contexte a beaucoup évolué depuis la parution de ce livre. Je propose dans cette présentation les témoignages des premiers concernés : les usagers de drogues qui travaillent.
Comme le dit Albert Ogien dans la préface de mon livre, "la sociologie nous apprend une chose plutôt désespérante : démontrer que lusage de drogues ne provoque pas les ravages quil est censé provoquer, cest produire une connaissance inutile".
En effet, il est communément admis dassocier la drogue et toute personne qui en consomme à quatre caractéristiques liées entre elles : lanimalité, limmoralité, lirresponsabilité et la déchéance. Cest ce qui fait sans doute que lon tend à juger de la gravité du phénomène à laune des cas les plus tragiques, en feignant dignorer quils sont pourtant les plus rares.
Lorsque lon prend le temps découter les usagers intégrés à un milieu professionnel, lon saperçoit quen fait, la drogue est avant tout une forme dexpérience, et que cette expérience varie selon les circonstances : elle peut tout aussi bien être élaborée, apaisante, douloureuse, plaisante, non problématique, dégradante, banale ou lassante.
Ces témoignages nous montrent que, dans la mesure où lusage de drogue peut être une conduite régulière et étroitement contrôlée, la dépendance nest ni un destin ni un état pathologique conduisant forcément à la marginalité et à la mort.
Trouver léquilibre
Yves - 30 ans - chargé de production TV - ancien alcoolo-dépendant - sevrage sans aide extérieure - usage quotidien de cannabis - usage mensuel de cocaïne en contexte festif"Le cannabis est pour moi une nécessité. Je pourrais vivre sans, mais ça ne mintéresse pas et ça ne gène personne que je vive avec. (...) Jai suffisamment de stress et je suis concentré toute la journée sur un boulot qui est une chance, que jai voulu pendant longtemps, que jai maintenant, et que je ne veux pas perdre. Je suis tellement appliqué à ne pas retomber dans tout ce que jai pu vivre, que le soir, jai besoin de souffler. Il y a des gens qui, en rentrant du travail, boivent une bière devant la télé ou prennent un petit Lexomil. Moi jai arrêté de boire et jai besoin de fumer mon joint le soir. A ce moment-là, jai limpression de tout relâcher dun seul coup."
Des usagers qui travaillent ou des salariés qui se droguent ?
Sébastien - 38 ans - directeur informatique - usage quotidien dhéroïne pendant 8 ans en contexte privé - sevrage sans aide extérieure et sans arrêter de travailler - usage hebdomadaire de cocaïne, dalcool et decstasy en contexte festif"Je travaille depuis quinze ans, je ne me suis jamais arrêté de travailler, pas même pour un arrêt maladie. Je suis plutôt un drogué du week-end, dans des ambiances festives, quand je sors. Je fume un joint tous les soirs. Je ne consomme jamais sur mon lieu de travail. (...) Il faut que je sois opérationnel du matin au soir toute la semaine donc ça me cadre vraiment.
Je me sens complètement intégré socialement, je me sens citoyen. En même temps je sais que je suis un peu en marge par rapport à la drogue, ça reste quand même interdit dans notre société, mais, par rapport aux gens normaux, je me considère complètement égal à eux. Je ne suis pas revendicatif et contestataire, je suis plutôt à me dire : "bon, la vie est comme ça, autant prendre les bons côtés de ce quil y a et puis voilà"."Les effets des produits socialement acceptés ?
Henri - 36 ans - journaliste TV - usage quotidien de cocaïne, dalcool et de cannabis en contexte festif et professionnel - usage régulier decstasy, héroïne, divers médicaments"Je suis une sorte de bobo, qui gagne à peu près correctement sa vie, qui assure quand même, qui soccupe de son fils alors quil a un travail un peu prenant, qui est bien dans son boulot. Jai choisi un environnement où il est possible de se droguer. Jai des horaires un peu plus souples que les autres ; je me réveille parfois plus tard le matin donc ça me permet de me déchirer un peu plus. Et lalcoolisme mondain est totalement intégré, je suis effectivement face à des gens qui sont un peu plus ouverts que la moyenne, même si tu restes dans lhypocrisie. Pour moi la drogue et le travail sont associés en permanence. Je lassume, jai choisi mon métier en fonction de ça. Je ne men suis jamais caché, je nai pas de problème avec les drogues, jen prends. Les drogues cest artificiel, ce nest pas sain, mais je ne suis pas quelquun de sain de toute façon."
Les drogues comme outil dintégration
Tristan - 40 ans - fonctionnaire dans une institution répressive - usage quotidien de cannabis, dalcool, de médicaments (Xanax) - usage occasionnel de cocaïne, decstasy, de LSD en contexte festif"Jarrive au travail à 7h30 le matin, cest un choix personnel. Je pourrais commencer à 10 heures si je voulais. Je prends trois quarts dheure de pause à midi et je pars à 16h, ça me permet de gagner du temps dans ma vie privée. Je fume avant de partir travailler, cest ce qui me permet de tenir aujourdhui. Ça me permet dêtre assidu et sociable, intégré. Cest totalement ce qui mintègre. On demandait à Burroughs pourquoi il se droguait et il disait : "Si je ne le faisais pas, je ne pourrais pas lacer mes chaussures le matin." Je pense que si je ne fumais pas le matin tout me deviendrait insupportable, totalement insupportable... Mais sans chercher de justification, tu peux simplement prendre du plaisir à le faire, plein de gens prennent des médicaments, la France se situe parmi les plus gros consommateurs dEurope.
Jai vu ma mère prendre des amphétamines, les amphétamines sont arrivées dans mon foyer par lordonnance quavait prescrit le médecin à ma mère pour quelle maigrisse. La drogue était diffusée, cétait dans larmoire à pharmacie de chez mes parents."Avoir une vie sociale en dehors du travail, supporter la pression...
Franck - 32 ans - ingénieur dans le bâtiment - usage quotidien de cannabis - usage hebdomadaire de cocaïne et decstasy en contexte festif"Officiellement je suis aux 35 heures, jai une dizaine de jours de RTT, mais en réalité je travaille entre 60 et 70 heures par semaine. Si les affaires ne sont pas bonnes, si tu perds de largent cest grave. Cest un secteur hyper concurrentiel donc on est vraiment limite. Je ne peux pas me planter. Les drogues ça représente un bon moteur pour rigoler et faire la fête, cest déjà pas mal et je crois que cest le plus important. Le vendredi quand tu sors dune grosse semaine de travail, cest appréciable davoir un petit remontant. Je nai pas spécialement limpression de vivre dans la transgression. Si je travaille 280 heures et que je me défonce 24 heures, en exagérant, finalement la drogue ne représente quune petite partie de ma vie."
Travailler pour être "comme tout le monde"
Lou - 39 ans - visiteuse médicale - usage quotidien damphétamines en contexte professionnel (coupe-faim quelle proposait aux médecins généralistes) qui a induit un usage quotidien de cocaïne pendant deux ans en contexte festif et professionnel - usage occasionnel de cocaïne et decstasy en contexte festif"Je ne suis pas bien quand je suis au chômage, je le vis très mal, psychologiquement cest atroce. Jai besoin davoir un cadre, de travailler, dêtre comme tout le monde. Au départ jaimais faire la fête, avoir des amis autour de moi et puis vers la fin je la prenais toute seule et je ne voulais plus voir personne. Je me suis complètement renfermée avec elle. Ce qui ma fait arrêter, cest que ça me faisait penser un peu à Laura Palmer dans le film Twin Peaks.
Je vais prendre de moins en moins de drogues, jen ai de moins en moins envie. Les dernières expériences que jai eu mont plutôt déçue et je pense que je vais arriver à un stade où je vais arrêter complètement. Il y a des moments où je préfère encore boire six Pastis, je mamuse autant. Cest la maturité, cest lâge aussi."Mieux affronter le succès professionnel
Armand - 49 ans - marchand dart - usage quotidien de cocaïne pendant quatre ans en contexte festif et professionnel - suivi dun usage quotidien de Lexomil"Je nétais pas lié au monde de la drogue, ça ne mintéresse pas. Jai été lié à des amis qui ont pu en prendre aussi, pour des raisons peut-être proches des miennes, mais ce nest pas le milieu de la drogue ça, cest un milieu périphérique, plus secret, plus caché, plus intimiste. Je crois que la drogue vient avec un certain succès, elle vient avec la peur de ce succès, la peur dêtre dépassé. Pour tout dire quand jai commencé la cocaïne, je ne mattendais vraiment pas à ce que ça prenne une telle ampleur. Tout ça est venu parce quil y a eu un intérêt croissant pour lart et quil y a eu beaucoup dargent en jeu. Et peut-être que prendre de la cocaïne cétait à la fois fuir ça et puis en même temps penser quavec lusage dune drogue on peut mieux affronter tout ce bordel-là, toutes les conséquences dun travail qui est sous les projecteurs."
Un usage maîtrisé des drogues ?
Vincent - 24 ans - agent commercial - usage quotidien dalcool et de tabac induit par le travail - usage hebdomadaire de cocaïne et occasionnel decstasy en contexte festif"Ceux qui découvrent vont peut-être connaître une période de deux ou trois mois où ils vont en abuser, mais après en général on se calme. Ces gens en prennent, mais ce ne sont pas des "toxicos". Ce sont des gens avec une activité sociale et professionnelle, ce sont des gens qui ont un rapport équilibré avec les drogues. Bien sûr, jai vu des gens partir dans la cocaïne et dans lhéroïne, mais cétait aussi pour dautres raisons. La plupart restent à un niveau raisonnable, ils ont une vie sociale, un travail. Je trouve cette attitude vis-à-vis des produits très positive. Cest une forme dautorégulation, dautolimitation, dans un rapport assez distant et méfiant avec les produits. Ce nest pas "être dedans", les produits ne mènent pas ta vie."
Etre bon vivant, cest aussi prendre un risque
Dominique - 30 ans - enseignant universitaire à létranger - usage quotidien de cannabis le soir en rentrant du travail - usage hebdomadaire de cocaïne et decstasy en contexte festif - usage occasionnel de kétamine en contexte festif"Jutilise les drogues, jessaie de créer un équilibre, jessaie de ne pas trop emmerder les gens et de rester plus ou moins dans le respect des lois parce que jy attache de limportance. Évidemment ce que je fais est complètement répréhensible, mais je sais que tant que je ne déborde pas, parce que cest ça finalement, tant que tu nes pas dans des réseaux mafieux, de banditisme, de délinquance, ça va. Le rapport que jentretiens avec la drogue cest un côté bon vivant, qui peut être dangereux, comme pour tout bon vivant ; si tu bois trop de vin et que tu manges trop de matières grasses, etc. cest exactement le même type dapproche."
Le français moyen, le junky et le super héros
Martine - 25 ans - assistante de production - usage hebdomadaire de cocaïne et decstasy en contexte festif - usage dalcool induit par le contexte professionnel"Ce que je naccepte pas, cest justement les gens qui ont refusé cette intégration et qui se laissent aller totalement dans la drogue et dans leur délire. Franchement, je ne me sens pas comme eux. Ce que jappelle le "tox", cest celui qui, finalement, est presque incapable davoir une certaine crédibilité dans la vie sociale."
La "gueule de lemploi" (1)
Charles - 40 ans - haut fonctionnaire et homme daffaires - usage mensuel de cocaïne et decstasy en contexte festif - usage occasionnel dopium, LSD, amphétamines, kétamine, GHB en contexte festif"Mon père était militaire, diplomate, consommateur dopium, comme ça pouvait exister assez fréquemment dans ce milieu. En fait, cétait surtout un phénomène de la haute bourgeoisie. Lorsque les gens sont intégrés socialement, la dimension de la drogue est complètement autre. On remarque le drogué parce quil nest pas, au départ, intégré socialement et quensuite il prend de la drogue. On saperçoit en fait que quand lusager de drogues est dans une intégration sociale, dans ce type de milieu, le "toxicomane" nexiste pas. La personne qui sest mise dans une position dintégration sociale au niveau économique, au niveau de son travail, cette personne-là sait que déjà quelque part elle ne veut pas être décalée, elle ne veut pas être en marge. Et pourquoi ? Parce quelle a peur du lendemain, parce quelle veut se protéger, de toute façon la marginalité ne lintéresse pas. Donc forcément elle va gérer sa consommation de drogues de façon à ce quelle ne mette pas son statut, son intégration en danger."
La "gueule de lemploi" (2)
Victor - 28 ans - chercheur et consultant - usage quotidien de médicaments (aspirine codéïnée, stimulants) en contexte professionnel - usage occasionnel de cocaïne, decstasy, de LSD en contexte festif"Je suis très actif, je suis bardé de diplômes, je suis chercheur à la Sorbonne et consultant pour de grandes entreprises. Je nai pas de piercing, je nai pas les cheveux rasés, je suis chauve, ça na rien à voir. Je ne corresponds pas à limage, bien agréable, de la victime de la drogue. Il est difficile de mattribuer les stigmates habituels du pauvre drogué désinséré, victime de ceci, victime de cela. A lheure actuelle jai envie davoir un certain niveau defficacité et un certain niveau déquilibre pour assumer cette efficacité. Je ne me pose pas la question de savoir si dans vingt ou cinquante ans, je pourrais le regretter. A partir de là, ce que peuvent dire les médecins, je lécoute avec attention, chaque fois que je perçois ça comme étant une information scientifique ou technique, mais quand je sens que le propos dérive sur des questions dordre moral, je men fiche complètement. Les drogues me permettent denrichir ma vie de moments positifs et agréables, un peu plus que je nen ai ma dose particulière. Je ne prends pas des drogues pour effacer les souffrances, je les prends pour que, à côté des souffrances, il y ait aussi des moments de bonheur ou de plaisir supplémentaires."
Des stratégies de gestion de lusage
Les trois critères auxquels devaient répondre les personnes rencontrées dans le cadre de lenquête étaient les suivants :
- usagers réguliers (plus de 10 épisodes de consommation par an) de psychotropes licites et/ou illicites ;
- exerçant une activité professionnelle régulière depuis plus dun an ;
- "cachés" des statistiques sanitaires et judiciaires, cest-à-dire nayant jamais été en contact avec le corps médical ou le système judiciaire pour des raisons liées à leur consommation.Les témoignages recueillis sont :
- des histoires singulières ;
- des trajectoires non linéaires ;
- des stratégies de gestion de lusage qui sappuient sur :
> le maintien dune consommation strictement circonscrite aux temps de loisir ;
> lévitement de pratiques de consommation "dures" ;
> la modération et le contrôle des quantités absorbées à chaque prise ;
> lespacement des prises quand la charge de travail est trop importante ;
> la rigueur et lautodiscipline, lorganisation et lanticipation ;
> laménagement de temps de récupération.Quelques questions
Voici quelques questions quil paraît utile de se poser aujourdhui :Sagit-il dun "phénomène émergent" ou dun nouvel intérêt ? Comment le mesurer ?
Lusage de psychotropes en milieu professionnel est très ancien mais na jamais fait lobjet de quantification, nous navons donc pas de point de comparaison pour affirmer que ce phénomène est en expansion.Lentreprise peut-elle / doit-elle proposer autre chose que la prévention ?
Comment définit-on les "postes à risques" ? Est-ce que par exemple les journalistes ou les hommes politiques constituent une catégorie professionnelle "à risques" puisquils endossent de lourdes responsabilités ?
Si la question de limpact de lusage de psychotropes sur la rentabilité et la productivité est toujours posée, pourquoi sinterroge-t-on beaucoup moins sur limpact de la dégradation des conditions de travail sur la santé des travailleurs ?
Enfin, quelles sont les questions éthiques soulevées par lutilisation des tests de dépistage ?